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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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temps. Du reste, je ne sais pas comment je pourrais vous aider pour votre film, j’ai bien quelques souvenirs de cette période mais je préfère au fond les garder pour moi. J’objectai, sans trop insister, qu’un film se devait d’être pudique, ne jamais expliciter, permettre au spectateur d’accomplir son travail de réappropriation… mais elle ne m’entendait plus, retenait un léger tic oculaire, prenait une ample respiration en plissant les yeux, s’excusait soudain d’être si émotive, puis recomposait peu à peu cette expression d’absence, de lenteur songeuse, qui semblait la préserver contre toute agression extérieure. Nous parlâmes un temps du métier de cinéaste, elle m’apprit qu’elle avait une formation de comédienne et qu’elle faisait encore de temps à autre de la figuration. La conversation s’évida peu à peu, les silences se prolongèrent, un moment je la sentis plus absente encore, vaguant au travers de la fenêtre, puis, alors qu’elle avait toujours le visage détourné, je l’entendis me poser cette question à voix si basse que je mis un temps à la recomposer : savez-vous ce qui s’est passé vraiment ? Je crus comprendre qu’elle demandait des détails sur le meurtre mais je craignais d’en dire trop, de gâcher par mes mots la fragile ouverture qu’elle venait de ménager. J’évoquai vaguement les premières hypothèses concernant les Skins, je lui dis qu’une enquête était ouverte mais que ce n’était pas cela qui m’intéressait vraiment. Elle soutint en silence un long regard intrigué comme si elle ne pouvait pas tout à fait me croire ou cherchait à lire au fond de mes yeux l’indistincte vérité de la scène. Un peu plus tard elle me rendit la copie de mon film et prétexta sa fatigue pour m’inviter à la laisser.
    C’est elle qui me rappela le lendemain. Au téléphone je reconnus dès la première seconde cette inflexion à la fois ferme et cristalline qui résumait toute sa présence. Elle me dit qu’elle avait réfléchi, relu ma note d’intention et que peut-être il y avait lieu de ne pas en rester là. Tels étaient exactement ses mots. Un rendez-vous fut pris pour le lundi suivant. Je me souviens que ce jour-là son chauffage était en panne et qu’elle s’était enveloppée dans une couverture à carreaux. Une chemise de carton était disposée sur la table du salon. Comme vous voyez je ne suis pas en paix avec cette histoire, commença-t-elle, vous trouverez cela peut-être étrange mais je suis ainsi, je n’aime pas rester dans l’irrésolution, je pense toujours que les événements ont un sens, même si ce sens se donne à comprendre beaucoup plus tard. De toute façon je pressentais que cela se terminerait mal avec Sam, qu’il serait mort de faim ou de froid, ou bien qu’il traînerait le restant de ses jours dans un asile psychiatrique. Mais c’est votre phrase sur les cloisonnements sociaux qui m’a poussée à vous revoir, je ne suis pas certaine que vous pensez la même chose que moi mais je crois qu’il est important de faire un film là-dessus. Cette société est devenue un édifice immense, d’une monstrueuse complexité, chacun vit et meurt dans une loge étroite, minuscule, une catégorie qui le protège et l’enferme, le lien est partout mais il n’est plus véritable, nous avons perdu le lien. Alors je vais m’efforcer de vous dire un peu de ce que je sais de Sam, j’en finirai peut-être ainsi avec l’idée que tout cela n’a été qu’un innommable gâchis. Elle posa une main sur la farde en carton, prit une ample respiration et lentement d’abord, comme une déposition, commença à raconter l’histoire, une première histoire, pour la première fois un fragment de l’histoire de Samuel Montana-Touré qu’on appelait Cheyenn.
    L’histoire avait débuté dans un théâtre dix-huit ans auparavant. Sam était venu la voir après un spectacle où elle jouait. Il s’était produit cette nuit-là une rencontre d’amour pur. À l’époque il venait de quitter son travail aux Archives de la ville, il n’avait presque pas d’amis, il était sans contact avec sa famille. Peut-être avait-elle été touchée par son côté un peu affecté, féminin dans son grand corps d’homme, sa prévenance, sa douceur. Derrière celle-ci elle n’avait pas vu la perdition qui le hantait, cette quête insensée, cette absence à lui-même qui le rendait parfois si seul. On aime un homme sans comprendre
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