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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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effet de zoom semble appartenir à un autre temps, lent, irréel, celui des herbes hautes et des troncs de bouleaux. La troisième prise, celle des conteneurs, est la plus intrigante, on le voit de loin aller et venir, vaquer à des tâches mystérieuses, disparaître et réapparaître entre les caissons métalliques disposés en quinconce sur un terre-plein qui borde le canal, parfois il se campe au-dessus de l’eau et semble crier quelque chose, on dirait qu’il appelle quelqu’un depuis l’autre côté de la rive. Même flou, même grain épais de l’image lorsque l’ayant isolé au téléobjectif je le suis dans la foule, avec sa haute silhouette d’Indien dont la marche au ralenti est presque une danse, le propulsant à chaque pas entre les passants qui s’écartent. Et lorsque arrive le plan fixe de la filature, lorsque par extraordinaire et malgré le faisceau de la lampe il s’avance vers moi et s’immobilise, l’œil du spectateur peut enfin découvrir ce qu’il apercevait de trop loin, il peut voir son visage, détailler à loisir son accoutrement, rencontrer ce regard où l’épouvante le dispute à une espèce de solennité, hésiter entre le ridicule ou le tragique d’un être qui d’évidence se prend pour un autre et dont le compagnon d’errance ou de squat confirme le nom, le titre ou le sobriquet de Cheyenn.
    Grande taille, peau foncée, front large barré par les cordelettes, une asymétrie affectant le regard, cicatrice resserrant à droite la commissure de la paupière, Œil Blessé.
    Si à ce moment-là il s’est laissé approcher et filmer, je soupçonne qu’il a vu en moi autre chose qu’un homme qui s’avançait vers lui ou une caméra cherchant à le saisir. Il s’est imaginé, je veux croire, être dans la peau d’un Indien posant pour un photographe blanc. Il s’est vu comme l’un de ces Native Americans face à la machine à images d’Edward S. Curtis ou Adam Clark Vroman. Et j’éprouve en le revoyant le même sentiment de malaise qu’en parcourant ces clichés d’époque où les vieux dignitaires Cheyenne, Black Foot, Cherokee, désormais civilisés, empruntant parfois aux Blancs leur habillement, se laissaient immortaliser par le photographe avec une expression de naïve fierté, d’altière solitude, comme s’ils croyaient leur noblesse de sang plus forte que le vol d’image dont ils étaient l’objet, ou attribuaient à la boîte noire, aux hommes qui manifestaient grâce à elle un tel savoir technique, une espèce de pouvoir magique capable de rivaliser avec celui de leurs ancêtres et de leurs dieux.
    Au terme du long plan fixe Cheyenn secoue la tête et se détourne, il marmonne quelque chose puis se dirige la main en coquille sur l’oreille vers la pénombre de la salle. La caméra le suit toujours alors qu’il s’enfonce dans l’ombre. C’est la dernière trace filmée, sombre et prémonitoire car il disparaît dans la petite pièce vitrée du fond, là exactement où l’on retrouvera son corps assassiné moins d’un an plus tard. Il entre alors dans sa nuit, s’enfonce dans cette autre vérité qu’il ne connaît pas encore et dont cette ultime séquence constitue dans son temps arrêté la préfiguration terrible.
    C’est en effet dans la petite salle du fond de la filature, aussi dénommée l’aquarium (une pièce vitrée où étaient amassées des pièces de fonte, fragments graisseux de machines descellées, sans doute en attente d’un ferrailleur), que l’on retrouvera son corps sans vie le 11 février de l’année suivante. J’apprendrai l’événement par un article de journal qu’un collègue déposerait sur ma table de travail à mon bureau de la Télévision. L’article était titré « Meurtre d’un sans-domicile » et reprenait sur deux colonnes les premiers éléments factuels concernant la découverte du corps. À la fin de l’article le journaliste avait cru bon de faire allusion à mon documentaire et cette mise en relation maladroite m’avait profondément troublé. Je m’étais dit que mon film était devenu la seule marque d’identification sociale d’un homme qui n’avait alors pas de nom, était simplement désigné comme un sans-abri de peau métissée. Étrangement je ne m’étais pas aperçu de ce détail : que cet homme était métissé, né de père blanc et de mère noire ou le contraire, je n’avais vu de lui qu’un Indien des villes, un fou qui se prenait pour un Indien, un figurant
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