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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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farine est payée au prix de la
poudre d’or.
    Quant aux navires qui décorent le cabinet de travail, ils
ont chacun leur nom et Lolita Palma les connaît tous : certains seulement
par ouï-dire, car ils ont été vendus, désarmés ou perdus en mer avant sa
naissance. Pour les autres, elle en a foulé le pont dès sa petite enfance en
compagnie de son frère et de sa sœur, elle les a vus toutes voiles dehors dans
la baie, entrant ou sortant, elle en a entendu prononcer les noms sonores,
pieux et souvent énigmatiques – El Birroño, Bella Mercedes, Amor de
Dios – dans d’innombrables conversations familiales : tel est en
retard, tel autre a essuyé une tempête de noroît, tel autre encore a été
poursuivi par un corsaire entre les Açores et Saint-Vincent. Tout cela, avec
mention précise des ports et des cargaisons : cuivre de Veracruz, tabac de
Philadelphie, cuirs de Montevideo, coton de La Guaira… Des noms de contrées
lointaines aussi habituels dans cette maison que peuvent l’être ceux de la rue
Neuve, de l’église San Francisco ou de la promenade de l’Alameda. Les lettres
de correspondants, mandataires et associés sont consignées en épaisses liasses
archivées dans le bureau principal de la maison, situé avec les autres au
rez-de-chaussée, à côté de l’entrepôt. Ports et navires : des
mots qui évoquent l’espoir ou l’incertitude aussi loin que Lolita Palma remonte
dans sa mémoire. Elle sait que, depuis trois générations, la prospérité des
Palma dépend de ces bateaux, des aléas de leurs traversées, de leur
comportement dans les calmes plats et les tempêtes, de leurs qualités marines
et de l’habileté de leurs équipages à esquiver les dangers maritimes et
terrestres. L’un d’eux – la Joven Dolores – porte son nom. Ou
le portait, jusqu’il y a peu. Un bateau qui, d’ailleurs, n’a connu que de
bonnes fortunes. Après une vie rentable de traversées, d’abord pour un
commerçant en charbon anglais, puis pour les Palma, il termine maintenant sa
vieillesse maritime paisiblement amarré, ayant perdu nom et pavillon, dans un
cimetière marin proche de la pointe de la Clica, à côté du canal de la Carraca,
sans jamais avoir été victime de la fureur des flots ni de la convoitise des
pirates, corsaires ou pavillons ennemis, et sans avoir jamais endeuillé de
foyers en y faisant des veuves ou des orphelins.
    Près de la porte, une pendule-baromètre anglaise en ronce de
noyer sonne trois coups graves, presque aussitôt répétés, plus argentins et
plus lointains, par d’autres horloges de la maison. Lolita Palma, qui vient de
terminer sa lettre, saupoudre l’encre des dernières lignes et la laisse sécher.
Puis, s’aidant d’un coupe-papier, elle plie en quatre la feuille – qui est
valencienne, blanche et épaisse, de la plus luxueuse qualité – et, après
avoir écrit l’adresse au recto, elle gratte une allumette soufrée et cachette
soigneusement les plis. Elle opère lentement, avec autant de minutie que pour
tout ce qu’elle fait dans la vie. Enfin, elle place la lettre sur un plateau en
bois incrusté d’ivoire de baleine et se lève, dans le froissement de sa robe
d’intérieur – en soie chinoise importée des Philippines, noire et
délicatement décorée – qui lui arrive jusqu’aux pieds chaussés de mules de
satin. Ce faisant, elle piétine un exemplaire du Diario Mercantil tombé
sur la natte de Chiclana qui couvre le sol. Elle le ramasse et le met avec
d’autres qui sont posés sur une petite table : El Redactor General, El
Conciso, quelques vieux journaux étrangers, anglais ou portugais.
    Une jeune servante chante en bas, en arrosant les fougères
et les géraniums de la cour, autour de la margelle de marbre de la citerne.
Elle a une jolie voix. La chanson – une copia à la mode à Cadix,
romance imaginaire entre une marquise et un contrebandier patriote –
devient plus claire et plus précise quand Lolita Palma quitte son cabinet,
parcourt deux des quatre côtés de la galerie vitrée du premier étage et gravit
l’escalier de marbre blanc qui mène, deux étages plus hauts, à la terrasse. Là,
le contraste est intense avec la pénombre de l’intérieur. Le soleil de
l’après-midi se réverbère sur les murs badigeonnés à la chaux et rend les
dalles en terre cuite brûlantes, au-dessus de la ville qui s’étend tout autour
comme une laborieuse ruche blanche incrustée dans la mer. La porte de la
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