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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ainsi que ceux qui la connaissent la désignent toujours dans
leurs réunions, réceptions et soirées, en parlent sur l’Alameda, dans la Calle
Ancha, la grande rue, ou à la messe de midi des dimanches et jours de fête à
l’église San Francisco – chapeau à la main pour les messieurs, légère
inclination de la tête coiffée d’une mantille pour les dames, curiosité chez
les réfugiés distingués que l’on a mis au courant : une demoiselle de la
meilleure société, un excellent parti, que des circonstances tragiques ont
placée à la tête de la maison. Une éducation moderne, évidemment. Comme presque
toutes les jeunes filles de bonne famille de Cadix. Modeste et sans
ostentation. Rien à voir, je vous assure, avec ces péronnelles de la noblesse
décadente qui ne savent que remplir leurs carnets de bal avec les noms de leurs
soupirants et se pomponner quand leur papa les vend, titre compris, au plus
offrant. Parce que l’argent, dans cette ville, ce ne sont pas les vieilles
familles avec des noms à tiroir qui le possèdent, c’est le commerce. Ici, le
travail est la seule aristocratie respectée, et nous éduquons nos filles comme
il faut : responsables de leurs cadets dès leur plus jeune âge, pieuses
sans simagrées, des études pratiques, et une langue étrangère ou deux. Qui sait
si elles ne devront pas aider aux affaires familiales, s’occuper de la
correspondance et autres choses du même genre ; ou si, une fois mariées ou
veuves, elles n’auront pas à intervenir dans des situations dont dépendent
beaucoup de familles et de bouches à nourrir, bien éloignées de la vie
mondaine. Et voyez : nous savons de bonne source que Lolita – dont le
grand-père était un élu de la cité – a étudié, grâce à son père, l’arithmétique,
les échanges internationaux, les équivalences des poids, mesures et monnaies
dans le monde entier, et la comptabilité en partie double des livres de
commerce. De plus, elle parle, lit et écrit l’anglais, et se défend en
français. On dit même qu’elle s’y connaît en botanique. Les plantes, les fleurs
et le reste. Comme c’est dommage qu’elle reste vieille fille.
    Ce comme c’est dommage qu’elle reste vieille fille est la note finale, la petite revanche – perfide, juste dans les limites
du raisonnable – que les membres de la bonne société gaditane, quand ils
sont entre eux, prend sur les vertus domestiques, commerciales et publiques de
Lolita Palma ; dont chacun sait que la bonne position dans le monde des
affaires ne va guère de pair avec les plaisirs privés. De récents malheurs ne
lui ont permis de quitter le deuil qu’il y a peu de temps. Deux ans avant
qu’une épidémie de fièvre jaune n’emporte son père, son unique frère, l’espoir
naturel de l’entreprise familiale, a été tué à la bataille de Bailén. Il existe
une autre fille, sa cadette, mariée jeune et encore du vivant de leur père à un
négociant de la ville. Et la mère. Ah, cette mère !
    Lolita Palma descend de la terrasse au second étage. Sur un
palier, du haut d’un tableau qui trône sur un socle d’azulejos portugais, un
gracieux jeune homme portant une veste à col montant, une large cravate noire
au cou, l’observe avec un sourire aimable, un peu moqueur. C’est un ami de son
père, correspondant à Cadix d’une importante maison commerciale française, qui
s’est noyé en 1807 dans le naufrage du navire sur lequel il voyageait, face au
cap Trafalgar, sur les hauts-fonds de l’Aceitera.
    En regardant le portrait pendant qu’elle descend l’escalier,
Lolita glisse les doigts sur la rampe de marbre blanc délicatement veiné.
Malgré le temps passé, elle s’en souvient bien. Très bien. Ce jeune homme
s’appelait Miguel Manfredi, et il souriait comme sur le tableau.
    En bas, la servante – elle s’appelle Mari Paz et c’est
la femme de chambre de Lolita – a fini d’arroser les plantes. Le silence
de l’après-midi règne dans la maison de la rue du Bastion, à un pas du cœur de
la ville. Il s’agit d’une construction de trois étages, avec de solides murs en
pierre calcaire, un double portail clouté de bronze doré, portant des heurtoirs
en forme de barque, qui reste ordinairement ouvert, et une entrée large et
fraîche en marbre blanc menant à la grille et au patio, autour duquel sont
disposés des magasins pour les marchandises fragiles et les bureaux qu’occupent
un certain nombre d’employés aux
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