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Un paradis perdu

Un paradis perdu

Titel: Un paradis perdu
Autoren: Maurice Denuzière
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fougueux. Chassées par les vagues, les mouettes s'envolaient en criant puis, après le reflux, revenaient se poser avec des frémissements de femelles outragées. Près des roches, où le flux languissant glissait sur le sable rose en ondes lisses, muettes, sans un feston d'écume, l'eau avait des transparences cristallines, à peine colorées. Dans la baie, sous le soleil d'automne, à quelques brasses du rivage, le clapot diapré frétillait et, tel le diamant taillé à facettes, libérait des réfringences aveuglantes. Mais, plus le regard s'éloignait de la terre, plus l'Océan s'assombrissait, passant du bleu turquoise au bleu cobalt qui couvre les abysses.
     
    Desteyrac était bien le seul insulaire à voir, depuis la suggestion de son ami Malcolm, dans la forme du promontoire corallien qu'il avait élu pour lieu de méditation, une réplique, défigurée par l'érosion et les vents d'est, du sphinx de Guizèh. Pareille au monstre accroupi, taillé dans le roc par les artisans égyptiens, la falaise allongeait deux étroites chaussées parallèles, comme des pattes de fauve au repos. Entre elles, l'Océan s'insinuait à marée basse, les couvrait à marée haute. Assis sur la tête de la bête imaginaire, l'ingénieur se sentit à l'aise pour réfléchir à la franche évocation, par lord Simon, de ses rapports avec Ottilia.
     
    La malformation congénitale qui interdisait à cette femme la jouissance charnelle exigeait qu'on lui portât un amour hors du commun, épuré de l'étreinte sexuelle, cantonné au cérébral, d'une tendresse ardente, teintée d'abnégation. Pour Charles, cet amour restait à inventer.
     
    La quarantaine confirmait chez Ottilia l'harmonie d'un corps flexible, aux formes vénusiennes. Elle eût posé avec charme pour Esther à sa toilette , le tableau de Théodore Chassériau, dont une copie, offerte autrefois par Malcolm Murray, ornait à Valmy le cabinet de travail de l'ingénieur. Pour l'architecte défunt, Chassériau était le seul peintre français capable de peindre les femmes aussi bien que son ami Dante Gabriel Rossetti, le préraphaélite.
     
    Tel un fruit à son exacte maturité, cette beauté sereine éveillait, chez l'ingénieur, le plus humain des désirs. Ce désir était-il partageable, malgré l'impossible aboutissement ? Était-il charitable de tenter de le provoquer et d'encourager les mouvements d'abandon d'Ottilia, ses épanchements confiants, la perspective d'une vie commune, d'un mariage sans doute, qu'il avait imprudemment laissé entrevoir par exaltation, puis entretenue par le silence. Il se devait maintenant, par loyauté, de clarifier la situation, de sortir de l'équivoque dont lord Simon avait deviné le danger.
     
    L'apaisement des sens, que ne pouvait procurer Ottilia, il pourrait certes l'acheter chez les filles de Nassau, comme il l'avait déjà fait depuis la mort d'Ounca Lou, quand la bête se manifestait trop crûment. Mais l'expédient lui répugnait autant que le contraignait la chasteté. La meilleure preuve d'amour qu'il donnerait à Ottilia, s'il décidait de s'abandonner à l'attirance profonde ressentie pour cette femme, serait de lui sacrifier le plaisir qu'elle ne pouvait partager ni peut-être concevoir. Lui revint à l'esprit cette phrase que l'on prêtait à un ami de Chateaubriand, vieil amant d'une Juliette Récamier souffrant de la même malformation congénitale qu'Ottilia : « Les joies de l'œil et de la main lui suffisent. »
     
    Le soir même, il aurait avec Otti la conversation que lui imposait la seule alternative offerte : quitter Soledad pour n'y plus revenir ou demander la main de la fille de lord Simon.
     
    Comme souvent en fin d'après-midi, il se rendit au Loyalists Club, où l'on pouvait lire les journaux et les magazines étrangers, apportés chaque semaine par le bateau-poste et, parfois inopinément, par des membres du club au retour d'un voyage dans la capitale. C'était aussi le lieu où convergeaient, par les voies mystérieuses du cabotage, informations, rumeurs et ragots touchant la vie de l'archipel et de ses habitants.
     
    Ce jour-là, on parlait de l'installation prochaine, depuis longtemps espérée, du télégraphe électrique entre les États-Unis et les Bahamas. Le câble partirait de Jupiter, en Floride, pour aboutir sur New Providence, à l'est de Nassau, entre Arawak Cay et North Cay. Grâce à cette liaison, les Bahamiens pourraient envoyer des télégrammes dans la plupart des grandes
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