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Troisième chronique du règne de Nicolas Ier

Troisième chronique du règne de Nicolas Ier

Titel: Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
Autoren: Patrick Rambaud
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établissement franco-belge, puis
les milliards valsèrent, il en sortait de partout, deux pour financer les
entreprises essoufflées, trois cent soixante pour les assureurs et les
banquiers, qui furent reçus au Château pour y être sermonnés. « Vivement
que ça finisse, pensaient-ils, que nous reprenions notre train-train comme
avant… » Sitôt aidés, ces hommes d’argent se gobergeaient. Au restaurant
de l’Hôtel de Paris, à Monaco, les renfloués franco-belges de Dexia avaient
dîné pour deux cent mille euros, mais c’était un repas de travail, dirent ces
plaisantins. Le lendemain, une cinquantaine de courtiers au bord de l’abîme et
rachetés avaient déjeuné fort modestement pour un semblable prix ; les
malheureux avaient commencé par un homard au bouillon de châtaignes, suivi d’un
risotto aux cèpes et de la poitrine de pigeonneau ; certains se
demandèrent qui étaient les pigeonneaux. Ces cas n’étaient point isolés, et il
y en eut bien d’autres dans le monde ; nos gazettes les livraient à la
curiosité, ce qui mettait de mauvaise humeur. Sa Majesté en eut vent et modifia
son calendrier. Ainsi du Congrès européen des apprentis, qui se tenait à Bercy.
La voiture et le cortège étaient prêts quand le cardinal de Guéant dit un mot à
Nicolas I er  :
    — Votre Grandeur, on vient de m’avertir qu’au moins
douze mille jeunes vous attendent…
    — Bravo !
    — Beaucoup d’entre eux sont déjà en train de siffler
votre nom…
    — Ah ben j’y vais pas ! Ça aurait l’air fin, qu’on
ose siffler le Maître de l’Europe qui s’apprête à sauver le monde !
    Notre Prince n’était point au terme des vexations. Il se
rendit comme prévu à Sandouville, chez Renault, mais les ouvriers venaient de
décider la grève ; afin que cette rencontre se déroulât sans insultes ni
crachats, pour la première fois depuis trente-huit ans des gendarmes mobiles
envahirent l’usine. La visite des chaînes de montage fut supprimée puisqu’elles
avaient été arrêtées et désertées, et, tandis que les ouvriers restaient
bloqués dans leurs ateliers, le Prince s’entretint sans panache dans un bureau
avec le directeur et huit syndicalistes.
    La situation était affreuse. Les banques tombaient les unes
après les autres. La panique du peuple dépassa la raison. On imaginait que l’argent
allait s’enfuir, que la monnaie ne vaudrait bientôt plus que le prix du papier,
on se ruait sur les établissements publics parce qu’on craignait les
affairistes du privé, on cachait ses économies dans des coffres, quelques-uns
achetaient de l’or. La plupart des Français craignaient chaque soir de se
réveiller pauvres.
    Qu’attendait ce vieux monsieur bien mis, à la fin du
marché ? Dès que les vendeurs plièrent leurs étalages et jetèrent dans des
cageots leurs légumes abîmés, le vieux monsieur se précipita pour faire son
tri : un trognon de chou, deux carottes cassées, des feuilles d’endives
noircies et des cosses de petits pois ; ce soir il allait manger de la
soupe, et y faire tremper les croûtons rassis qu’il avait récupérés chez le
boulanger voisin. Quand il n’y avait pas de marché, le monsieur très digne se
retrouvait autour des poubelles du supermarché avec d’autres miséreux qui
fouillaient les déchets comme des vautours dont ils avaient le cou maigre et
déplumé. Il y avait déjà sept millions de parfaits pauvres dans l’Empire de Sa
Majesté. Les plus futés avaient des adresses de hangars, à la sortie des
villes, où ils pouvaient acheter à bas prix de la nourriture défraîchie.
    Autrefois, à San Francisco, les tribus colorées qui
refusaient la société de consommation s’installaient franchement au fond des
magasins et s’empiffraient sur place, puis repartaient devant les caisses, les
mains dans les poches et le ventre plein. C’étaient désormais des commandos
bienveillants qui distribuaient gratuitement du foie gras, du champagne et des
spaghettis aux clients peu argentés des grandes surfaces. À Rennes, à Grenoble,
à Paris, ces collectifs de chômeurs et de précaires réquisitionnaient dans les
rayons les produits nécessaires, et les clients les soutenaient :
« Vous avez raison, c’est trop cher. »
    La Crise qui nous frappait ne relevait point d’une dérive
particulière, comme le ressassait Sa Majesté, mais elle tenait au système dès
son origine. Dans un autre siècle, au temps de Dickens, l’Anglais
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