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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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cette
mise en scène crépusculaire puisque j’éprouvais intimement que j’allais
au-devant de la consolation. Il me suffisait de me tenir debout devant la tombe,
alors que souvent une petite pluie froide striait de filaments d’or le halo
lumineux du lampadaire tout proche, de l’autre côté du mur de pierre, éclairant
la route étroite qui longe le cimetière, d’adopter, bras croisés, tête baissée,
une attitude recueillie, et de me signer, qui est ma façon de me présenter
devant les morts, de les saluer, pour entamer une partie de silence avec la
figure du manque. D’autres fois, à toute heure du jour, profitant que mon
absence passerait inaperçue, en marchant le front baissé pour n’avoir pas à
saluer les passants, c’était plié en deux sous les déferlantes de vent, ou le
visage cinglé par les pluies batailleuses, ou à la belle saison baigné dans une
douceur printanière que je m’entretenais avec le disparu, m’étonnant à chaque
fois que ce lieu puisse offrir un tel sentiment de paix intérieure. Mais rien
ne m’eût fait manquer ce rendez-vous que nous avions, ce tête-à-tête pendant
lequel je le tenais informé de ce que je devenais, où je m’imprégnais de lui,
et à travers lequel, peu à peu, au fil des années, je me persuadais de son
amour. Mais ce sentiment de la présence, vous n’imaginez pas comme au-delà de
toute raison il vous ferait rire au nez de ceux-là qui prétendraient, à ce
moment, devant vous, que la mort se résume à ce petit tas de poussière qui
repose dans le fond du caveau. Ce qu’on dit à ce moment de la mort, vous vous
en moquez. En démonstration, pour convaincre les plus narquois, vous vous
proposeriez de poser la tête sur l’épaule furtive de l’absent. Et ceux-là qui
crieraient à l’imposture, devant ce front penché au-dessus du vide, vous les
plaindriez de tout votre cœur.
    Mais ce long tête-à-tête de trente-trois années, à présent
qu’ils étaient à nouveau réunis, mes parents, que peu à peu ils retrouvaient le
même âge avec un visage lisse et radieux débarrassé des stigmates du vivant et
des altérations du temps, maintenant que leur doux ménage semblait reparti
comme en quarante, c’est-à-dire aux beaux jours de la rencontre, avec entre eux
ce bébé éternel comme la preuve toute chaude de leur amour, c’était comme s’il
se trouvait d’un coup épuisé, qu’il avait perdu sa raison d’être, comme si la
tombe n’était restée entrouverte, autorisant ces confidences, que parce qu’elle
attendait l’autre pour se refermer. De fait, le couvercle semblait
hermétiquement scellé à présent, l’isolation du caveau parfaite, la
communication interrompue. Plus rien n’entrait ni ne sortait. Et puis un détail
pratique : par manque d’habitude, vous ne savez pas comment l’on parle à
deux personnes à la fois. Comment se confier à l’un sans que l’autre à côté
entende ? Jouer de l’aparté comme au théâtre, en prétendant que le proche
voisin fait la sourde oreille ? vous n’y pensez pas. C’était comme si je
voyais double, me frottant les yeux dans l’espoir d’en finir avec ce trouble de
la vision. Mais rien à faire. Ils étaient bien là tous les deux, il me semblait
même que je les dérangeais, que ma présence les importunait plus qu’autre
chose, depuis qu’entre eux le dialogue avait repris qui ne me regardait pas,
comme ces lettres sur papier bleu télégramme que je n’osais plus lire dans leur
boîte de nacre. En somme, ils n’avaient plus besoin de moi, mes fiancés du
saint Sépulcre. Il ne me restait plus qu’à me retirer sur la pointe des pieds
afin de ne pas gâcher leurs retrouvailles.
    Peu de temps auparavant, j’avais lu quelques lettres écrites
du front par le jeune Giono à ses parents, dans lesquelles il tente de
minimiser les effets dévastateurs de la guerre, alors que nous savons que de sa
compagnie il ne demeurait que deux ou trois survivants, qu’il participa à
l’écrabouillage de Verdun, à l’effrayante et calamiteuse offensive de Nivelle
au Chemin des Dames, présentant son séjour en première ligne comme une
promenade de santé, mais sans forcer le trait, de sorte que la guerre, selon ce
qu’il en rapporte, paraît se résumer à un long ennui, où, au milieu des
frais ombrages et du calme reposant de la campagne, il lit de chers
livres et fume de délicieuces pipes, et qu’au fond la seule chose
qui lui fasse de la peine c’est
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