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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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d’inquiéter bien inutilement ses vieux chéris.
Car dans toutes ces lettres c’est ainsi, ou en termes voisins, qu’il s’adresse
aux siens : Mon cher vieux papa et ma petite maman, ou mes deux
chéris, ou mes deux vieux chéris, ou mes vieux chéris, à qui,
au final, il ne manque jamais d’envoyer ses plus tendres caresses. Et quand on
a une petite idée des réelles souffrances endurées par ceux-là, au cours de ces
quatre années de guerre, quand on imagine la somme d’amour qui sous-tend ce
récit biaisé pour qu’il ne laisse rien transpirer de la tragédie, on demeure
éberlué, bouleversé : ainsi, au cœur de l’orage, ça peut se dire aussi
simplement, l’affection que l’on a pour ses parents. Ainsi cet enfant unique,
si économe du chagrin de ses géniteurs, pouvait sans emphase les dorloter comme
si la relation s’était inversée, que ses épreuves au front l’avaient à ce point
mûri, à ce point vieilli, que ses parents, vus d’Argonne, lui paraissaient
comme de petits enfants chétifs.
    C’était désarmant, cette situation inédite, mes deux piliers
réunis par-delà la mort, et moi de l’autre côté, à ma place habituelle, petit
arbre ayant pris racine depuis trente-trois ans à force de rester planté devant
la tombe, mais déboussolé à présent, ne sachant plus quelle contenance adopter,
ni quoi dire, s’il me fallait m’adresser aux deux ensemble, ou alternativement
comme dans ces banquets où l’on se penche tantôt vers le convive de droite,
tantôt vers celui de gauche, pour ne pas faire de jaloux et prétendre faire
montre d’une bonne éducation. Ainsi, moi, le champion du dialogue avec les
morts, le sherpa de la traversée des ténèbres, j’étais devant la tombe
autrefois familière, au point de la considérer presque comme ma résidence
secondaire, comme ma source et mon repère, et je peinais à trouver quelque
chose de parfaitement juste à leur intention, une attention, un mot, une
phrase, de quoi leur manifester ma reconnaissance et mon affection. Ce fils qui
a tant parlé de vous, s’est tant servi de vous, en dépit de vous, qui vous a
portés plus haut que ne le pouvait ses bras, lui qui aimerait vous dire autre
chose qui ne tiendrait pas dans le corps de la phrase, demeurait, un comble,
sans voix. Il y eut ainsi quelques visites désemparées, il y en eut même qui
furent à deux doigts du malentendu, d’un presque phénomène de rejet, comme si
les corps célestes repoussaient ce greffon humain. Enfin celle-ci : devant
la tombe, lisant leurs deux noms gravés symétriquement dans la pierre, dont les
lettres rehaussées de noir se détachent sur le gris du granité, revoyant à la
faveur de cette dalle signée, à la faveur de ce côte-à-côte funéraire, leurs
silhouettes juvéniles, élégantes, elle, ayant retrouvé le bras vaillant auquel
s’accrocher après cette longue traversée en solitaire, tous deux partant à
nouveau d’un pas assuré comme dans la traversée de Saint-Laurent-sur-Sèvre,
souriant à la vie à la mort, et ils s’avançaient vers moi, même s’ils ne
devaient jamais m’atteindre comme ceux-là, les mimes, qui s’échinent à
escalader des échelles de vent, tirer des cordes au prix d’un laborieux
surplace, chercher un improbable passage à travers une vitre imaginaire,
j’étais celui vers qui ils avançaient comme on s’avance pour une cérémonie
nuptiale vers le célébrant, pour recevoir une sorte de bénédiction qui
ressemble toujours à un bon de sortie, à une délivrance, et c’est venu à mon
insu, spontanément, hors de toute conception préalable, ce qu’en d’autres temps
on aurait attribué, cette parole proférée hors du domaine de la volonté, à une
manifestation de l’esprit, au souffle de l’esprit, mais j’ai marmonné,
c’est-à-dire que je me suis entendu marmonner : mes vieux chéris, m’étonnant en même temps de ce sentiment d’évidence légère, sans affectation ni
gêne, qui me convainquait que pour une fois je n’avais pas dû tomber très loin.
De la vérité, peut-être.
    Après toutes ces années à accrocher leur regard dans des
photos anciennes, à échanger avec eux par l’entremise de cartes postales d’un
autre temps, à les débusquer au détour d’une lettre, à sonder le témoignage de
plus ou moins proches pour retrouver trace de leur passage, à reconstituer à
travers les documents officiels, les faux papiers et les vraies correspondances
ce que fut
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