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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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désormais avec ce bras pendant qui n’était
plus lourd de l’autre bras, c’était la manifestation d’une formidable peine
d’amour. Assise à l’extrémité de la table de la cuisine sur laquelle elle
étalait ses papiers, se livrant à cet exercice de comptabilité qui constituait
l’ultime étape de ces douze travaux quotidiens, nous l’entendîmes une fois
entre ses larmes murmurer comme pour elle-même, et peut-être à notre
intention : dix-sept ans, ce n’est pas beaucoup, tout de même ,
comme si elle refaisait inlassablement ses comptes, cherchant une erreur de
calcul qui serait responsable de son pauvre capital de vie maritale, et
parvenant toujours au même résultat, à ces dix-sept années où se condensaient
ce que leur existence commune avait accumulé de joies et d’épreuves, ne
comprenant pas par quelle injuste manipulation on avait disposé brutalement, un
lendemain de Noël, de son modeste placement.
    Ils ont le temps pour eux, maintenant. L’ancienne prévision
s’est réalisée, de ce dimanche rituel où, alors que nous rendions visite au
disparu sous sa dalle de granité dans l’allée de droite du cimetière à quelques
tombes de l’entrée situées contre le mur d’enceinte, après avoir effectué les
mêmes gestes, l’arrosage de la jardinière où fleurissaient quelques pieds de
bégonias, relevé un vase abattu par la tempête, et pris la pause, mains croisées,
pour prier en silence, notre mère qui avait par son signe de croix mis fin à la
séance de recueillement, nous montrant un emplacement vierge à gauche au pied
de la grande croix couchée, taillée dans la masse du granité, nous fit part de
son désir que, le moment venu, nous y inscrivions son nom, faisant ainsi
symétrie à celui de son époux. Ce qui, sur le moment, nous avait semblé
prématuré. Mais trente-trois ans plus tard, nous avons respecté sa volonté. Une
symétrie d’ailleurs imparfaite puisque la mention née Brégeau, sous son
nom d’épouse, rajoute une ligne supplémentaire qui donne l’impression que,
comparée à l’inscription consacrée à notre père, sur l’autre pan incliné de la
dalle, sa vie à elle fut plus longue. Impression confirmée par la plaque de
marbre blanc, fixée sur l’entame de la pierre tombale, bien au centre, entre
les parents en somme, et qui, elle, dans sa formulation lapidaire, Pierre
1947, traduit bien la brièveté du passage sur terre de l’enfant météore. Du
coup, devant cette dalle gravée où il n’y a plus de place pour inscrire un
autre nom, il semble que nos disparus ont recomposé une famille dans l’étroite
cabine de la tombe, avec les moyens du bord, mais qu’ainsi ils n’ont plus
besoin de nous, de sorte que nous avons le sentiment d’être presque intrus
quand nous les visitons désormais, qu’il nous vient à l’esprit que peut-être on
les dérange.
    Il y avait si longtemps que je dialoguais avec celui qui
était le but unique de ces visites au cimetière, même si par habitude je ne
manquais jamais d’aller dire un petit bonjour à la tante Marie, quelques tombes
plus bas, de l’autre côté de l’allée latérale, moins pour me rappeler à son
souvenir à elle qu’en mémoire de lui, parce qu’elle lui avait donné, elle si
peu démonstrative, si bourrue dans ses manifestations d’affection, la plus
grande preuve de son attachement en mourant, quelques semaines après lui, de
chagrin, et même presque, oui, d’incrédulité devant cet effarant ravissement de
son neveu, un lendemain de Noël. Pas un retour au pays pendant ses trente-trois
ans, sans que je m’échappe discrètement de la maison familiale pour aller me
présenter devant lui, lui donner les dernières nouvelles, lui demander son
aide, des conseils, ou simplement sentir sa présence, quand il m’apparaissait que
sa disparition brutale m’avait privé de sa force, m’avait laissé à ce point
démuni que j’aurais pu m’asseoir sur le coin de la tombe et attendre à ses
côtés, dans la grisaille des ciels d’Atlantique, la fin des temps. Parfois, en
hiver, c’était à la nuit que je poussais la petite porte de bois plein, située
à gauche de la grille d’entrée monumentale, laquelle ne s’ouvre que pour les
convois funéraires. C’est donc par la porte des publicains et des pécheurs qui
grinçait sur ses gonds comme dans un film d’épouvante que j’entrais dans le
domaine réservé des morts. Il n’y avait pourtant rien de lugubre dans
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