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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto
Autoren: Nicolas Remin
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décida par conséquent de se rendre dans la salle aux tapisseries où, comme d’habitude, on avait dressé le buffet froid. Peut-être restait-il encore un peu de ce délicieux sorbet au citron déposé sur un lit de glace pilée ? C’était lui qui avait insisté pour qu’on serve ce régal, et il se réjouissait depuis le début de la soirée de pouvoir en manger. Hélas, quand il s’approcha du buffet, une coupelle et une cuillère à la main, il fut de nouveau obligé de constater qu’on l’avait précédé. Le grand plat orné de feuilles de citronnier était vide, et la coupable se tenait devant lui.
    C’était la blonde au masque rouge et aux mains gigantesques, la femme qui avait déjà retenu son attention dans la salle de bal. Dans la main droite, elle tenait une cuillère, et dans la gauche, une coupelle remplie d’une énorme portion de sorbet au citron. Elle avait tout bonnement fini le plat. Tron se contenta d’incliner le buste avec froideur, même s’il brûlait d’abattre ce malotru sur place. Oui, ce malotru . Car il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un homme. Une femme n’aurait jamais eu le toupet de se jeter sur le dessert comme une bête fauve. Au moment où, furieux, il s’apprêtait à tourner les talons, Tron nota le parfum de bouquet à la maréchal *. Là encore, cela lui rappela vaguement quelque chose, mais quoi ?
    1 - Contredanse de Raoul Auger Feuillet sur une musique de Louis Pécourt, datant de 1704. ( N.d.T. )

56
    La réaction souveraine de son organisme au choc qu’il venait de recevoir ne finissait pas de le surprendre : il n’avait pas pâli, ses mains ne s’étaient pas mises à trembler, il avait juste senti un début de nausée quand, debout face au buffet, une coupelle à la main, il avait vu soudain le commissaire surgir à ses côtés. Le comte Tron l’avait observé, et aussitôt, sa mine s’était assombrie. Son masque d’hôte cultivé était littéralement tombé, une envie meurtrière avait lui dans ses yeux – un spectacle terrifiant. À peine quelques secondes plus tard, le commissaire avait cependant incliné le buste et était reparti dans la salle de bal sans un mot.
    Il est fou, conclut-il dans un soupir de soulagement. D’ailleurs, poursuivit-il en pensée, quoi de plus normal qu’on devienne fou avec un métier pareil ? Cela commençait par des lubies, puis venaient des regards dérangés, eux-mêmes suivis d’attaques verbales, et enfin on se mettait à casser sans raison des tasses et des assiettes jusqu’au jour où il ne restait plus à la famille d’autre choix que l’internement. En l’état actuel des choses, il était à craindre que les événements de la soirée fassent perdre une fois pour toute la tête au malheureux.
    En ce qui le concernait, il n’y avait rien d’étonnant que cet incident lui ait coupé l’appétit. Il reposa la coupelle sur le buffet sans avoir presque rien mangé de cette espèce de purée de citron froide. Il se demandait de toute façon pourquoi il s’en était servi une aussi grande quantité. Il détestait les desserts à moitié glacés.
    Il n’avait pas jugé nécessaire de serrer son homme de près dans la mesure où les invités portant le frac * étaient rares ; il n’aurait aucun mal à le retrouver. Il paraissait en outre peu probable qu’il se retirât avant minuit, car il ne voudrait sûrement pas manquer de saluer la maîtresse de maison, sans son masque bien sûr, et de la féliciter pour la remarquable organisation de la soirée. Le but d’une telle manifestation était en fin de compte de – comment dit-on déjà dans leur milieu ? – faire acte d’allégeance.
    Il regagna la salle de bal. La valse s’achevait. Les couples s’attardèrent un moment au centre de la pièce afin d’applaudir l’orchestre, puis, échauffés, allèrent s’asseoir sur les sièges alignés contre le mur. Il n’eut pas à chercher son homme bien longtemps. Lui aussi avait pris part à la danse et raccompagnait sa cavalière. À vrai dire, il avait l’air épuisé. Il ne marchait pas ; il chancelait. Il faut dire que sa partenaire n’était autre que la reine d’Égypte. Contrairement à lui, la fille d’Aton semblait avoir beaucoup apprécié cette valse. Certes, ses cornes de vache étaient de travers, ses plumes de faucon en désordre et son disque solaire envolé, mais ces détails ne semblaient pas la préoccuper. Cléopâtre riait à gorge déployée et donna
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