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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto
Autoren: Nicolas Remin
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une tape amicale dans le dos de son cavalier, une tape si forte que la langue de celui-ci jaillit hors de sa bouche et que sa tête fut projetée en arrière.
    Comme aucun esprit sensé n’eût choisi de son plein gré une telle partenaire, il en déduisit que derrière le masque de l’étonnante Cléopâtre se cachait un mandarin quelconque. S’agissait-il peut-être de Toggenburg, le commandant de place ? Ou d’un excentrique archiduc, frère de Son Altesse ? Ce n’était pas exclu. À en croire les rumeurs, il existait d’étroites accointances entre les Tron et la famille royale. On prétendait même que l’impératrice en personne avait déjà assisté à leur bal.
    Il longea le mur sous des miroirs piquetés et des candélabres dorés, à la cire dégoulinante, se frayant un chemin à travers les robes en soie. Une fois arrivé devant une fenêtre avec vue sur le Grand Canal, il s’arrêta et observa l’assemblée autour de lui tout en trempant un macaron couleur de terre cuite dans un verre de vin de Conegliano. Il constata sans surprise que cette fête ne se distinguait pas beaucoup des bals masqués qu’il avait eu l’occasion de découvrir dans les bastringues à bon marché de la Sérénissime. Bien sûr, le cadre était plus opulent, les costumes plus coûteux et d’antiques portraits de doges et de procurateurs couvraient les murs. Mais derrière la façade reluisante et les noms célèbres se cachaient les mêmes désirs lubriques que dans les bals populaires. Ici aussi, on se tripotait et on se pelotait à qui mieux mieux ; on tenait des propos licencieux, tels ces messieurs à côté de lui, les yeux brillants derrière leur bautta , à la recherche de nouvelles cavalières. Il était un peu vexé que personne ne l’ait encore invité à danser, mais, en même temps, il s’en réjouissait. Un trop vif succès auprès des hommes ainsi que la nécessité de décliner leur proposition l’auraient empêché de se concentrer sur la véritable raison de sa venue.
    L’homme, ignorant que son existence tirait à sa fin, s’était installé dans un fauteuil non loin de lui. Dans la main droite, il tenait un verre de liqueur ; la gauche pendait à côté de l’accoudoir, flasque et tremblante. Avec sa nuque basculée en arrière et sa bouche grande ouverte, on aurait dit qu’il venait d’avoir une attaque d’apoplexie, comme si Cléopâtre s’était chargée du sale travail à sa place. Au bout d’un moment, il revint à la vie. Il redressa la tête, ses mâchoires se refermèrent et ses yeux derrière le loup parurent se rouvrir. Il se leva avec peine, fit signe à un Maure d’approcher et échangea son verre. Puis il s’appuya de la main gauche sur l’accoudoir, dans une attitude un peu chancelante. Le malheureux lui inspirait presque de la pitié.
    Tout à coup, il sut comment accomplir sa délicate mission. Si l’homme demeurait encore quelques minutes dans la position actuelle, il n’aurait aucun mal à l’approcher par-derrière sans avoir lui-même quiconque dans le dos. Le siège sur lequel il s’appuyait faisait en effet partie d’une rangée de quatre fauteuils situés à droite de l’estrade, parallèlement au mur. Ainsi, ils formaient un étroit boyau d’un mètre environ, qu’on pouvait emprunter en toute discrétion. Deux de ces fauteuils étaient occupés par des dames aux cheveux gris et aux masques d’oiseau, plongées dans une conversation animée. Le dernier fauteuil, de l’autre côté de sa future victime, croulait sous un gros Napoléon qui avait laissé retomber la tête sur la poitrine. Ou bien le Corse dormait, ou bien il avait trop bu. Dans un cas comme dans l’autre, il était peu probable qu’il le gênât.
    Il posa son verre de vin sur une console et s’engagea sans hâte entre les fauteuils et le mur. Par précaution, il fit halte un instant, dos aux fenêtres donnant sur le Grand Canal, derrière une des deux femmes toujours absorbées dans leur discussion à bâtons rompus. La musique avait repris. De nouveau, les couples s’avançaient sur la piste de danse. L’orchestre jouait cette fois le Train de plaisir , la toute nouvelle composition de Johann Strauss, une polka rapide dédiée au progrès technique, avec des triangles imitant la cloche du train et des cors suggérant le souffle de la locomotive.
    Comme toujours avec ce genre de musique, les couples de la bonne société se cognaient eux aussi en riant, perdaient l’équilibre
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