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Milena

Milena

Titel: Milena
Autoren: Margarete Buber-Neumann
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l’époque, les tensions entre Tchèques et sujets
autrichiens de culture allemande s’exprimaient de différentes façons ; il
en était une qui, passée dans les usages, se répétait chaque dimanche matin :
sur le côté droit du Graben flânaient les étudiants allemands avec leurs casquettes
bariolées, et sur le côté gauche, les Tchèques, vêtus de leurs habits du
dimanche, faisaient les cent pas. Ce type de manifestation culminait parfois en
un rassemblement, une vague mêlée humaine se formait, on entendait comme des
chants, on sentait planer comme un sentiment d’irritation, d’insatisfaction. Je
voyais tout cela par la fenêtre, mais, pour l’essentiel, n’y comprenais rien.
    « Puis vint un dimanche que je n’oublierai jamais. Son
souvenir s’est gravé dans ma mémoire, bien que je n’aie pas compris, alors, ce
qui se passait. Je vis les casquettes bariolées des étudiants autrichiens qui, venant
de la Tour poudrière, avançaient d’un pas martial, mais pas, comme d’habitude, sur
le trottoir ; ils marchaient au milieu de la chaussée. Ils chantaient et
progressaient en rangs, au pas, disciplinés, avec un bruit sourd. Tout à coup, une
masse de Tchèques fit son apparition, venue de la place Venceslas. Eux aussi
marchaient au milieu de la rue, avançant sans un mot. Ma mère qui se trouvait à
la fenêtre avec moi me serra la main, un peu plus fort qu’il n’était nécessaire.
Dans les premiers rangs des Tchèques qui approchaient, il y avait mon père. Je
le reconnus, toute contente de le voir là en bas, mais maman était pâle comme
la mort, ne trouvant manifestement aucun plaisir à ce spectacle. Puis les
choses s’accélérèrent. On vit surgir soudain de la rue Haviřká (Bergmannsgasse)
une escouade de policiers qui prit position entre les deux groupes ennemis. L’accès
au Graben se trouva donc interdit aux deux groupes. Mais aussi bien les uns que
les autres continuaient d’avancer sans relâche. Les Tchèques atteignirent le
cordon de police et reçurent l’ordre de s’arrêter. Une fois, deux fois, trois
fois… Je ne me rappelle plus dans le détail ce qui se passa alors ; j’entendis
claquer des coups de feu et je vis la foule de Tchèques, calme jusqu’alors, se
transformer en une masse d’où surgissait une clameur aiguë ; je vis que le
Graben s’était brusquement vidé et que mon père, seul, demeurait devant les
fusils des policiers. Cette image m’est restée, dans toute sa précision, sa
clarté : mon père se tenait là, calme, les mains collées au corps. Mais à
ses pieds, sur le pavé, il y avait un homme étendu. Le spectacle était aussi
horrible que singulier. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le corps d’un homme
abattu, disloqué. Il n’y a rien d’humain en lui, on dirait un paquet de
guenilles jetées au rebut. Peut-être mon père ne resta-t-il pas dans cette
position plus d’une minute, mais ma mère et moi eûmes l’impression que cet
instant durait une éternité. Puis il se baissa et entreprit de saisir la dépouille
désarticulée. Ma mère avait fermé les yeux et deux grosses larmes coulaient sur
son visage. Je me rappelle encore qu’elle me prit alors dans ses bras et me
serra contre elle à m’étouffer [4] … »
    Dans les souvenirs de Milena, son père occupait une place
beaucoup plus importante que sa mère. Tous ses chagrins profonds, indéracinables,
toutes les expériences qui l’avaient à tout jamais marquée étaient liés au
souvenir du père qu’elle aimait autant qu’elle le haïssait. Et cela toute sa
vie durant. Le D r Jan Jesensky était professeur ordinaire à l’université
Charles de Prague ; il avait un cabinet de dentiste dans la
Ferdinandsgasse, l’une des rues les plus élégantes de Prague – c’est ainsi qu’il
s’était fait une situation. Il était issu d’une vieille famille bourgeoise
appauvrie. Au prix d’un labeur acharné, il s’était élevé à la position qu’il
occupait. Il était spécialiste de chirurgie maxillaire et jouissait à ce titre
d’un grand renom ; il avait fondé une école scientifique qui, aujourd’hui
encore, porte son nom.
    Milena ressemblait beaucoup à son père, elle avait la même
fossette au menton que lui, la même expression décidée dans le dessin de la
bouche et aussi beaucoup de ses traits de caractère : tous deux étaient
inflexibles, taillés dans le même bois.
    Jan Jesensky élevait sa fille unique dans un esprit
patriarcal, avec
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