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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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charcuterie, et spécialement
le saucisson que Clara et sa mère recevaient d'Espagne, était un remède divin
pour les troubles circulatoires et la goutte), était un homme aux goûts
raffinés. Depuis sa jeunesse, il se rendait à Paris une fois par mois pour
enrichir son bagage culturel des dernières nouveautés littéraires, visiter des
musées et, disait la rumeur, passer une nuit de détente entre les bras d'une
nymphe qu'il avait baptisée Madame Bovary bien qu'elle s'appelât Hortense et
eût une certaine propension à la pilosité faciale. Au cours de ses excursions
culturelles, Monsieur Roquefort avait coutume de fréquenter un bouquiniste des
quais situé face à Notre-Dame, et c'est là que, par une après-midi de 1929, il
était tombé par hasard sur un roman d'un auteur inconnu, un certain Julián
Carax. Toujours ouvert aux nouveautés, Monsieur Roquefort avait acheté le
livre, avant tout parce qu'il avait trouvé son titre suggestif et qu'il aimait
lire quelque chose de léger dans le train du retour. Au dos de la couverture de La Maison rouge figurait un portrait de l'auteur,
assez flou pour que l'on ne sache pas s'il s'agissait d'une photo ou d'un
dessin au fusain. La notice biographique indiquait que Julián Carax était un
jeune homme de vingt-sept ans, né avec le siècle à Barcelone, vivant pour
l'heure à Paris, qui écrivait en français et exerçait la profession de pianiste
dans un établissement nocturne. Le texte de présentation, pompeux et ronflant
comme le voulait l'époque, proclamait sur un ton péremptoire que cette première
œuvre révélait une force éblouissante, un talent protéiforme et inouï, lui
promettant un avenir littéraire sans égal dans le monde des vivants. Pour
couronner le tout, le résumé qui suivait laissait entendre que l'histoire
contenait des éléments plutôt sinistres, relevant du roman-feuilleton, ce qui
était toujours un bon point aux yeux de Monsieur Roquefort car, après les
classiques, il n'appréciait rien tant que les intrigues pleines de crimes et de
coucheries.
     
     
    La Maison
rouge relatait la vie tourmentée d'un mystérieux individu qui
cambriolait les magasins de jouets et les musées pour y voler des poupées et
des pantins, auxquels il arrachait les yeux après les avoir emportés dans son
antre, une serre fantomatique abandonnée sur une berge de la Seine. Une nuit
qu'il s'était introduit dans un somptueux hôtel particulier de la rue du
Général-Foy pour décimer la collection privée d'un magnat qui devait sa fortune
à de louches combines durant la révolution industrielle, la fille de ce
dernier, une demoiselle de la bonne société parisienne, fort cultivée et très
distinguée, tombait amoureuse du cambrioleur. A mesure qu'avançait leur romance
tortueuse, truffée de péripéties scabreuses et d'épisodes troubles, l'héroïne
pénétrait le mystère qui poussait l’énigmatique personnage, lequel ne révélait
jamais son nom, à énucléer les poupées, pour découvrir un horrible secret sur
son père et sa collection de figurines en porcelaine, et sombrer inévitablement
dans un final digne d'une tragédie gothique.
    Monsieur
Roquefort, qui était un coureur de fond en matière de performances littéraires
et s'enorgueillissait de posséder une vaste collection de lettres signées de
tous les éditeurs de Paris lui refusant les volumes de vers et de prose qu'il
leur adressait sans trêve, avait identifié l'établissement qui avait publié le
roman, une maison d'édition de quatre sous, connue seulement pour ses livres de
cuisine, de couture et autres arts domestiques. Le bouquiniste lui avait confié
que le livre venait à peine de sortir et qu'il avait réussi à décrocher des
notules dans deux journaux de province, à côté des annonces nécrologiques. Les
critiques avaient expédié le débutant Carax en quelques lignes, en lui
recommandant de ne pas laisser tomber son emploi de pianiste, car il était
clair qu'il n'avait aucun avenir dans la littérature. Monsieur Roquefort, dont
le cœur et le porte-monnaie s'attendrissaient à l'évocation des causes perdues,
avait décidé d'investir cinquante centimes et emporté le roman du dénommé Carax
en même temps qu'une exquise édition du grand maître dont il se sentait
l'héritier spirituel, Gustave Flaubert.
     
     
    Le train
de Lyon était bondé jusque dans les soufflets et Monsieur Roquefort dut
partager son compartiment avec un groupe de bonnes sœurs qui,
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