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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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guidai jusqu'à mon visage. Son toucher était à la fois ferme et délicat.
Ses doigts parcoururent mes joues et mes pommettes. Je demeurai immobile, osant
à peine respirer. Pendant que Clara lisait mes traits avec ses mains, elle se
souriait à elle-même et je pus voir que ses lèvres s'entrouvraient, comme pour
un murmure muet. Je sentis ses mains frôler mon front, mes cheveux, mes
paupières. Elle s'arrêta à mes lèvres, pour les dessiner, toujours en silence,
avec l'index et l'annulaire. Ses doigts sentaient la cannelle. Je ravalai ma
salive, tandis mon cœur battait la chamade, et je remerciai la divine
providence qu'il n'y eût pas de témoins pour me voir rougir si fort que
j'aurais pu allumer un havane à un mètre de distance.
     
     
     
     
     
    3
     
     
     
     
    Cette
après-midi de brume et de crachin, Clara Barceló me vola le cœur, la
respiration et le sommeil. Profitant de la lumière ensorcelée de l'Ateneo, ses
mains écrivirent sur ma peau une malédiction qui devait me poursuivre pendant
des années. Tandis que je la contemplais, fasciné, la nièce du libraire me
raconta son histoire et comment elle était tombée, elle aussi par hasard, sur
les pages de Julián Carax. L'accident avait eu lieu dans un village de
Provence. Au début de la guerre civile, son père, avocat de renom lié au
cabinet du président de la Généralité de Catalogne, Lluis Companys, avait eu la
clairvoyance d'envoyer sa fille et sa femme vivre avec sa sœur de l'autre côté
de la frontière. Il ne manquait pas de gens pour affirmer que c'était exagéré,
qu'il ne se passerait rien à Barcelone et qu'en Espagne, berceau et parangon de
la civilisation chrétienne, la barbarie était le fait des anarchistes qui, avec
leurs bicyclettes et leurs chaussettes trouées, ne pouvaient pas aller bien
loin. Les peuples ne se regardent jamais dans un miroir, disait toujours le
père de Clara, et encore moins quand il y a de la guerre dans l'air. L'avocat
était un bon lecteur de l'Histoire et savait que l'avenir se déchiffre plus
clairement dans les rues, les usines et les casernes que dans la presse du
matin. Pendant des mois, il écrivit toutes les semaines. Au début, de son
cabinet de la rue Diputación, puis sans adresse d'expéditeur, et finalement en
cachette, d'une cellule du fort de Montjuïc où, comme tant d'autres, personne
ne l'avait vu entrer et d'où personne ne le vit jamais ressortir.
     
     
    La mère de
Clara lisait les lettres à haute voix, en cachant mal ses pleurs et en sautant
des passages dont sa fille devinait qu'elle les jugeait inutiles. Plus tard, à
minuit, Clara convainquait sa cousine Claudette de lui relire les lettres de
son père dans leur intégralité. C'était comme si Clara les parcourait
elle-même, en empruntant les yeux d'une autre. Personne ne la vit jamais verser
une larme, pas même quand elles cessèrent de recevoir du courrier de l'avocat, puis
quand les nouvelles de la guerre firent supposer le pire.
    — Mon père
savait depuis le début ce qui allait se passer, m'expliqua Clara. Il est resté
auprès de ses amis, jugeant que c'était son devoir. Il est mort de sa loyauté
envers des gens qui, l'heure venue, l'ont trahi. Ne fais jamais confiance à
personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te
porteront les coups les plus terribles.
    Clara
disait cela avec une dureté qu'elle semblait avoir forgée au cours d'années de
secret et d'ombre. Je me perdais dans son regard de porcelaine, ses yeux sans
larmes ni pièges, en l'écoutant parler de choses qu'alors je ne comprenais pas.
Clara décrivait des personnes, des scènes, des objets qu'elle n'avait jamais
vus de ses propres yeux, avec un soin du détail et une précision de maître de
l'école flamande. Son langage s'attachait aux textures et aux échos, à la
couleur des voix, au rythme des pas. Elle m'expliqua comment, pendant ses
années d'exil en France, elle et sa cousine Claudette avaient partagé un
précepteur, un quinquagénaire alcoolique qui jouait à l'homme de lettres et se
vantait de pouvoir réciter l’ Enéide de Virgile
en latin et sans accent. Elles l'avaient surnommé Monsieur Roquefort à cause de
l'odeur sui generis distillée par sa personne en dépit
des bains romains à l'eau de Cologne et au parfum dont il aspergeait son corps
pantagruélique. Monsieur Roquefort, malgré quelques particularités remarquables
(parmi lesquelles la ferme et militante conviction que la
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