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L’impératrice lève le masque

L’impératrice lève le masque

Titel: L’impératrice lève le masque
Autoren: Nicolas Remin
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la chambre de Tron. Il prit son élan sur la descente de lit et atterrit sur le drap. Mais avant qu’il eût le temps de coller sa langue humide sur le visage de sa victime, un coup vigoureux le renvoya par terre.
    L’espace d’un instant, Tron éprouva une fierté puérile à l’idée de la rapidité et de la précision de son geste : il s’était mis sur le dos, avait serré le poing, l’avait propulsé au jugé et – paf ! – il avait touché le clébard en plein dans les côtes. Peut-être même lui en avait-il cassé quelques-unes. Pas mal pour un homme qu’on venait d’arracher au sommeil, pensa le commissaire.
    Il referma les yeux, expira profondément comme après un effort physique et enfouit de nouveau son visage dans les oreillers. Le coup qu’il avait assené à la bête l’avait épuisé. Il n’était pas seulement plongé dans une sorte de torpeur, mais se sentait tout à coup très las. Une fatigue vieille de plusieurs siècles s’était accumulée en lui, et il pouvait dormir tant qu’il voulait, cela n’y changeait rien. Bien avant la construction de cet hôtel particulier, à une époque où la lagune ne se composait encore que d’îlots envahis par les roseaux, ses ancêtres habitaient déjà cette partie de Venise. Les Tron étaient une très vieille famille. Si vieille que parfois le commissaire en avait honte.
    En ouvrant de nouveau les yeux, il reconnut à une certaine distance deux traits pâles – les minces filets de lumière que les rideaux laissaient passer le matin.
    — Il voulait juste te dire bonjour, dit une voix.
    Tron tourna la tête et vit entrer Alessandro, valet de chambre et factotum à la fois, qui portait une serviette de toilette sur le bras gauche et un broc dans la main droite. Il traversa la pièce dans l’obscurité (le commissaire espérait que rien qui pût le faire trébucher ne traînait sur le sol) et s’arrêta devant le lavabo. Puis il versa l’eau dans la cuvette, et ensuite, Tron entendit le bruit familier que produisait le récipient de porcelaine au contact de la surface en marbre. En hiver, l’eau que le domestique lui apportait chaque matin était chaude.
    Il sortit de ses couvertures et serra en frissonnant la chemise de nuit sur laquelle étaient brodées les armes de sa famille. Le valet de chambre, un homme assez grand aux cheveux blancs, entreprit d’allumer les bougies. Peu à peu, la lumière se fit dans la chambre.
    C’était une pièce spacieuse, peu meublée, avec deux fenêtres cachées par des rideaux en brocart élimés. À côté du lavabo se dressait un piano crapaud sous lequel étaient rangées des piles de revues qui arrivaient à mi-jambe. Tron était en effet l’un des éditeurs de l’ Emporio della Poesia , un périodique qui s’écoulait à un rythme plutôt nonchalant à son goût quoiqu’il ne laissât pas passer une occasion de rallier de nouveaux abonnés.
    — Quelle heure est-il ?
    Assis sur le rebord du lit, Tron essayait d’attraper ses pantoufles avec ses pieds. L’image de la chambre qui avait vacillé de manière inquiétante au moment où il s’était redressé se stabilisait peu à peu.
    — La comtesse t’attend pour le petit déjeuner, déclara Alessandro sans se retourner.
    Le factotum était occupé à allumer le poêle en fonte qui se trouvait entre les deux fenêtres aux rideaux encore clos.
    — Je voulais aller prendre un café sur la place, objecta Tron.
    Rien qu’à l’idée du froid qui régnait dans le salon de sa mère, il eut un frisson dans le dos. À cause de la hauteur des plafonds, il était difficile de chauffer les pièces de l’étage, à savoir la salle de bal et les cabinets attenants.
    — Tu avais promis à la comtesse de l’aider à passer en revue les réponses à son invitation, rappela Alessandro.
    Il se tenait maintenant près de son maître et lui tendait ses vêtements comme il le faisait autrefois pour le père de celui-ci.
    — Le bal a lieu samedi prochain.
    Tron décocha à son valet de chambre un regard courroucé.
    — Je sais bien !
    Aussi loin qu’il se souvienne, on avait toujours donné un bal masqué au palais Tron le troisième samedi de février – même pendant le terrible hiver de l’année 1849 au cours duquel les Autrichiens avaient assiégé la cité. Peut-être la régularité obstinée dont faisait preuve la comtesse expliquait-elle l’aura qui avait entouré cet événement au fil du temps. En tout cas, la liste des invités se
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