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L'Evangile selon Pilate

L'Evangile selon Pilate

Titel: L'Evangile selon Pilate
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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m’interdisait de parole pour une journée entière. J’avais besoin que tout ait un sens. J’avais trop soif.
    — Papa, rabbi Isaac pense-t-il du bien de moi ?
    — Beaucoup. C’est lui qui est venu me parler hier soir.
    Cela m’étonna davantage. À force de harceler le rabbi Isaac, j’avais cru lui faire sans cesse toucher les arêtes de son ignorance.
    — Le saint homme estime que tu ne trouveras la paix que dans une démarche religieuse.
    Cette remarque m’impressionna plus que les autres. La paix ? Moi, rechercher la paix ?
    Néanmoins, la phrase avait été prononcée. Elle me revenait en tête chaque jour : « Et si tu devenais rabbi ? »
    Peu après, mon père mourut. Il tomba d’un coup, sous le soleil de midi, alors qu’il livrait un coffre à l’autre bout du village ; son cœur s’était arrêté sur le bord du chemin.
    Je sanglotai éperdument pendant trois longs mois. Mes frères et mes sœurs avaient séché leurs larmes, ma mère aussi, soucieuse de ne pas nous attrister, mais moi je ne pouvais pas m’interrompre, je pleurais l’absent bien sûr, ce père au cœur plus tendre que le bois qu’il sculptait, mais surtout je souffrais de ne pas lui avoir dit que je l’aimais. J’en venais presque à souhaiter qu’au lieu de cette mort rapide, il eût traversé une longue agonie : au moins aurais-je pu lui répéter mon amour jusqu’à son dernier souffle.
    Le jour où je cessai de gémir, je n’étais plus le même. Je ne pouvais rencontrer personne sans lui confier que je l’aimais. Le premier à qui j’infligeai cette déclaration, mon camarade Mochèh, devint violet.
    — Mais pourquoi dis-tu des stupidités pareilles ! ?
    — Je ne dis rien de stupide. Je te dis que je t’aime.
    — Mais on ne dit pas ces choses-là !
    — Et pourquoi ?
    — Ah, Yéchoua, ne fais pas l’imbécile !
    « Idiot, crétin, niais », je rentrais chaque soir les poches pleines de nouvelles insultes. Ma mère tenta de m’expliquer qu’il y avait une loi non écrite qui obligeait à taire les sentiments.
    — Laquelle ?
    — La pudeur.
    — Mais maman, il n’y a pourtant pas de temps à perdre pour leur dire qu’on les aime : ils peuvent tous mourir, non ?
    Elle pleurait doucement lorsque je disais cela, me caressant les cheveux pour apaiser mes pensées.
    — Mon petit Yéchoua, il ne faut pas trop aimer. Sinon tu vas beaucoup souffrir.
    — Mais je ne souffre pas. Je suis indigné.
    Car chaque jour m’apportait de nouveaux arguments pour nourrir ma rage.
    Mes colères avaient des noms de femme, Judith, Rachel…
    Judith notre voisine, dix-huit ans, s’était prise d’affection pour un Syrien ; lorsqu’il vint la demander en mariage, ses parents refusèrent : leur fille n’épouserait pas un homme qui ne vit pas sous la loi juive. Ils enfermèrent l’adolescente chez eux. Une semaine plus tard, Judith se pendait.
    Rachel avait été mariée de force à un riche propriétaire de bétail, un homme plus âgé qu’elle, ventru, fessu, poilu, rougeâtre, énorme, intolérant, qui la battait. Il la trouva un jour dans les bras d’un jeune berger de son âge. Tout le village lapida l’adultère. Elle mit deux heures à mourir des pierres qu’on lui jetait. Deux heures. Des centaines de pierres sur une chair de vingt ans. Rachel. Deux heures. C’est comme cela que la loi d’Israël protège les mariages contre nature.
    Tous ces crimes avaient un nom : la Loi.
    Et la Loi avait un auteur : Dieu.
    Je décidai donc que je n’aimerais plus Dieu.
    Accusant Dieu de toutes les sottises, toutes les malversations des hommes, aspirant à un monde plus juste, plus aimant, je retournais l’univers, la preuve de sa nullité ou de sa paresse, contre Dieu, et j’instruisais son procès du matin au soir.
    Ce monde me révoltait. Je m’étais attendu à ce qu’il fut beau comme une page d’écriture, harmonieux comme un chant de prière, j’avais espéré de Dieu qu’il se montrât un meilleur artisan, soigneux, attentif, qui soignerait les détails autant que l’ensemble, un Dieu soucieux de justice et d’amour. Or Dieu ne tenait pas ses promesses.
    — Tu me fais peur, Yéchoua. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
    Rabbi Isaac se lissait la barbe.
    Qu’allait-on faire de moi ? Devant le mal, la colère ne me quittait plus. De tous les sentiments, celui que j’ai le plus longuement éprouvé fut sans doute la colère, une indisposition à l’injustice, un
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