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L'Evangile selon Pilate

L'Evangile selon Pilate

Titel: L'Evangile selon Pilate
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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refus de pactiser ; je n’accepte pas les choses telles qu’elles sont, je les veux telles qu’elles doivent être. Qu’allait-on faire de moi ?
    Je rouvris l’atelier de mon père. En tant qu’aîné, je devais faire vivre mes frères et sœurs. Je lissais et assemblais des planches pour construire des coffres, des portes, des charpentes, des tables ; j’y arrivais moins bien que papa mais, seul menuisier du village, je ne pâtissais pas de la concurrence.
    L’atelier devint, selon le mot de ma mère, le temple des pleurs. À la moindre contrariété, les habitants du village venaient m’y raconter leurs difficultés. Je ne leur disais rien ; j’écoutais, j’écoutais pendant des heures, une simple oreille ; à la fin, je trouvais les quelques mots gentils que m’inspirait leur situation ; ils repartaient soulagés. Cela devait les rendre indulgents pour mes planches mal équarries.
    Ils ne se doutaient pas que l’entretien me faisait autant de bien qu’à eux, il dissipait ma colère. En essayant d’emmener les Nazaréens dans une région de paix et d’amour, j’y allais moi-même. Ma révolte s’effaçait devant la nécessité de continuer à vivre, d’aider l’autre à vivre. Je m’apercevais que Dieu était à faire.
    C’est à cette époque que les Romains parcoururent la Galilée et que je découvris que j’étais juif. Juif, il fallait que je le reçoive comme une insulte pour m’en rendre compte. À Nazareth, ils ne stationnèrent que le temps d’une halte pour boire, mais ils le firent avec l’arrogance, crachat aux lèvres, de ceux qui se jugent supérieurs, de ceux qui s’estiment nés pour dominer. Des autres villages nous arrivaient le bruit de leurs exploits, le nombre de patriotes tués, de filles violées, de maisons mises à sac. Notre peuple fut toujours soumis à de multiples invasions, dominations, tutelles, comme si notre situation la plus courante devait être celle d’occupés. Israël a la mémoire de ses malheurs et je me dis même, certains soirs tristes, que si Israël n’avait sa foi, il ne serait peut-être que cette mémoire de ses malheurs. Quand les Romains eurent traversé et humilié la Galilée, je devins un vrai Juif. C’est-à-dire que je me mis à attendre. Attendre le sauveur. Les Romains humiliaient nos hommes, humiliaient nos croyances. À la honte que j’éprouvais, je ne trouvais que cette réponse active : espérer le Messie.
    Les messies pullulaient en Galilée. Il ne se passait pas six mois sans qu’il en apparaisse. Invariablement, le sauveur arrivait sale, décharné, le ventre creux, le regard fixe, doté d’un bagou à se faire écouter des libellules. On ne le prenait pas bien au sérieux, mais on l’écoutait quand même, « au cas où », comme disait ma mère.
    — Au cas où quoi ?
    — Au cas où ce serait le vrai.
    Chaque fois il annonçait la fin du monde, des ténèbres auxquelles ne survivraient que les justes, une nuit qui nous débarrasserait de tous les Romains. Il faut avouer que, dans une vie de labeur constant comme la nôtre, il faisait bon s’arrêter un instant à écouter les récits incendiaires de ces illuminés. Ils avançaient tant de folies auxquelles l’on n’aurait jamais pensé, ils nous faisaient si peur le temps d’un discours, une peur sans conséquences, qu’ils constituaient notre spectacle préféré. Les meilleurs se montraient capables de faire pleurer la foule. Très prisés, ils nous marquaient peu. En fait, ils étaient des conteurs d’histoires et les Juifs adorent les histoires.
    Ma mère regardait mes meubles d’un air gentil et consterné.
    — Tu n’es pas bien doué, Yéchoua.
    — Je m’applique.
    — Même en s’appliquant, un cul-de-jatte ne sautera pas un mur.
    Je croyais que mon destin était de faire ce qu’avait fait mon père, abandonnant l’idée de devenir rabbi. Certes, je passais les longues heures de la sieste à prier et à lire, mais seul, librement, en multipliant les débats intérieurs. Beaucoup de Nazaréens me considéraient comme un mauvais pratiquant : j’allumais mon feu le jour du Sabbat, je soignais un petit frère ou une petite sœur malade le jour du Sabbat. Rabbi Isaac se désespérait de ces comportements tout en empêchant les autres de s’en agacer outre mesure.
    — Yéchoua est plus pieux qu’il n’en donne l’apparence, laissez-lui le temps de comprendre ce que vous avez compris.
    À moi, il parlait plus
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