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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille
Autoren: Henri Troyat
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projet. On ne vit plus que par la vitesse acquise. Un soir, Jeanne de Fels de Heffingen, ayant forcé laporte de l'appartement de sa mère, malgré la consigne de ne la déranger sous aucun prétexte, trouva Amicie, délirante, au fond de son lit. Le visage de la malade était marbré de taches rouges, des traces de sang marquaient ses lèvres aux profondes gerçures et il y avait dans ses yeux une imploration muette. Ébranlé par une forte crise d'albuminurie, son organisme ne réagissait plus. Pourtant, elle reprit quelque vigueur les jours suivants, écoutant avec intérêt les nouvelles qu'on lui donnait du front et de la Russie, où la révolte gagnait du terrain. Peu après, elle subit une petite attaque qui acheva de la rendre indifférente aux vains soubresauts de l'univers. Sa fille crut l'instant venu de lui faire administrer l'extrême-onction. Mais, à l'approche du prêtre, Amicie serra les mâchoires et ferma les yeux comme si elle eût refusé de communier avant l'heure choisie par elle. Une fois de plus, elle entendait n'obéir qu'à sa propre volonté. D'ailleurs, dès le lendemain, elle recouvra assez de lucidité pour se réjouir de l'entrée en guerre de l'Amérique et de l'arrivée imminente à Paris de son petit-fils André, qui avait obtenu une permission, afin d'épouser une jeune fille dumeilleur monde : Mlle Marthe de Cumont. La bénédiction nuptiale devait avoir lieu en l'église Saint-Honoré-d'Eylau. Trop malade pour y assister, Amicie chargea Jeanne de lui faire un compte rendu détaillé de la cérémonie. Ce jour-là, recevant sa fille au retour de la messe, elle écouta avec une attention presque joyeuse le récit du mariage. André de Fels de Heffingen s'était présenté à l'autel « en tenue de guerre ». Avec son uniforme bleu horizon, ses bottes luisantes et son casque, il était, disait sa mère, l'image même de la France victorieuse.
    Le jeudi 3 mai 1917, à neuf heures quinze du matin, la concierge de l'immeuble se hasarda au chevet de Mme Amicie Lebaudy. Constatant que la respiration de la vieille dame ressemblait à un râle, elle courut prévenir Jeanne de Fels de Heffingen qui arriva juste à temps pour serrer une dernière fois la main vivante de sa mère. Jeanne n'avait déjà plus sous les yeux qu'un masque lisse et pacifié. On fit rapidement la toilette du corps. Deux religieuses s'installèrent autour du cercueil pour la veillée. Le samedi 5 mai 1917, parmi de longs articles sur les événements du front, Le Gaulois publia quelques lignesnécrologiques passe-partout. Les obsèques se déroulèrent le lendemain, en l'église de la Trinité. Malgré ses obligations militaires, Robert Lebaudy, fils cadet de la défunte, put se rendre aux funérailles. Il fut accueilli dans la nef par son beau-frère le comte de Fels, prince de Heffingen, le fils de ce dernier, André, sa belle-fille Marthe et leurs filles. La mise au tombeau eut lieu au cimetière du Père-Lachaise où la famille Lebaudy possédait un superbe mausolée. Le cercueil d'Amicie Lebaudy rejoignit dans le caveau celui de son mari Jules, qu'elle avait détesté tout au long de leur parcours conjugal, et celui de son fils Max, qu'elle avait aimé trop tard pour le comprendre et être comprise de lui.
    Le 27 mai 1917, le journal Le Progrès publia un « Billet parisien » dépeignant l'étrange personnalité de la défunte. « Il y a des gens qui sont propriétaires de sommes colossales et qui sont fort malheureux, écrivait le chroniqueur, Jean Bernard. Mme Jules Lebaudy, qui vient de mourir, était de ceux-là [...]. M. Lebaudy l'avait laissée veuve de bonne heure, avec une immense fortune acquise dans des spéculations qui avaient ruiné bien des gens.L'argent ne la grisa pas, mais l'effraya. Elle prit un nom d'emprunt et s'en alla vivre dans un coin de banlieue, dans un petit logement, où elle cachait sa personnalité, servie par une seule femme de ménage. Très croyante, très pratiquante, elle donnait beaucoup, paraît-il [...]. Avec sa grande sincérité, son désir de soulager les infortunes, elle avait la terreur de ce qu'on appelle vulgairement le "tapage". "Il suffit qu'on me demande, disait-elle, pour que je refuse." » Plus loin, l'auteur de l'article signalait les soucis familiaux de Mme Lebaudy, au premier rang desquels il évoquait « ce dément d'un genre spécial qui se fit une réputation comme roi du Sahara » et ce « petit fêtard qu'on connaissait dans les milieux
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