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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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de la famille avait lutté, pendant des années, afin de convaincre les sceptiques de la nécessité pour la France de conquérir le ciel ? Où était la logique dans ce massacre prétendument moderne et chevaleresque ? « On lui avait bien dit de ne pas entrer dans l'aviation ! se lamentait Amicie. Sa mère, son père l'en avaient supplié. Il n'a rien voulu entendre ! La gloire le tentait, sans doute 3  ! » Peu après, elle recevait une longue lettre de sa fille, lui relatant, avec force détails, les obsèques militaires du lieutenant Frisch de Fels, pilote de l'escadrille N 28, « mort pour la France, tué en combat aérien, le 9 novembre 1916, à Massiges, au nord de Suippes, à trois heures un quart de l'après-midi ». Le défunt avait eu droit à une citation magnifique : « Officier pilote d'un rare courage, ayant au suprême degré la notion du devoir et le mépris du danger, a affirmé dansde nombreuses rencontres avec l'ennemi ses brillantes qualités d'audace et son merveilleux entrain. Le 9 novembre 1916, attaquant deux avions ennemis, a trouvé une mort glorieuse au cours du combat. » Ayant lu et relu le récit émouvant de cette consécration posthume, Amicie, effondrée, ne put s'empêcher de penser que sa fille, qui lui ressemblait si peu, tenait d'elle l'amour des nobles sentiments et de l'écriture châtiée.
    D'ailleurs, elle devait reconnaître que, depuis le début de la guerre, Jeanne Frisch de Fels de Heffingen se comportait avec beaucoup de dévouement et de dignité. Hôpitaux, ambulances, œuvres charitables bénéficiaient de son obligeant et discret concours. Et pourtant, la découverte de ces nouvelles affinités entre elle et sa fille ne suffisait pas à apaiser le désarroi d'Amicie devant le train infernal du monde. La disparition d'Hubert lui paraissait maintenant un signe prémonitoire de son propre glissement vers l'abîme. Sa lassitude était si grande, en cette fin d'année, qu'au lieu d'aller à l'église elle préféra rester chez elle pour se recueillir, à sa façon, dans le deuil. La mort d'Hubert et la mort de Max n'en faisaient plus qu'une dans sa tête. Lesidées brouillées, les dates confondues, elle se demandait même si ce n'était pas Max qui était un aviateur intrépide et Hubert un noceur impénitent. Autour d'elle, le pays, devenu fou, ne se préoccupait plus que d'opérations militaires et de prises de position politiques. C'était Joffre nommé maréchal de France, c'était l'affrontement, au large du Danemark, des flottes anglaise et allemande en un combat indécis et meurtrier, c'étaient les troubles révolutionnaires en Russie, c'était l'assassinat de Raspoutine, c'était l'abdication de Nicolas II. Tant de changements ne pouvaient qu'annoncer un chaos général. Amicie espérait échapper à cette vision apocalyptique. De jour en jour, elle détournait un peu plus son esprit de la démence belliqueuse des nations pour se concentrer sur la démence, moins évidente mais aussi néfaste, de ses proches.
    Sur le point de prendre congé de son temps, elle essayait de savoir ce qu'il y avait de commun entre tous les Lebaudy, ou, plus précisément, ce qu'il y avait d'elle en chaque membre de la famille. Au fond, pensait-elle, ce qui les rassemblait, c'était l'obsession de la réussite exceptionnelle dans quelquedomaine que ce fût. Son mari, Jules Lebaudy, avait voulu être le capitaliste le plus habile et le plus envié de France ; son fils Robert s'était mis en tête de conquérir l'espace avec ses dirigeables ; son fils Jacques avait poussé l'aberration jusqu'à prétendre régner sur les sables du Sahara ; elle-même avait cherché à améliorer et à gouverner la vie quotidienne des petites gens en les installant dans des maisons construites sur son ordre et avec son argent. Ainsi, de son mari à ses fils et à elle-même, c'était toujours un orgueil démesuré et une fortune inépuisable qui avaient dicté la conduite des Lebaudy. Peut-être, de toute la tribu, était-ce le petit Max, celui qu'elle traitait jadis d'irresponsable, qui était le moins déséquilibré sous ses airs de snob et de fêtard ? Les savants qui ont la prétention d'avoir un mot pour chaque chose qualifiaient ce goût immodéré de la grandeur de « mégalomanie ». Amicie l'appelait, elle, selon une formule moins scientifique, le « besoin du perpétuel dépassement de soi ».
    Mais il arrive un moment où l'âme fatiguée n'est plus capable du moindre

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