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Les Poisons de la couronne

Les Poisons de la couronne

Titel: Les Poisons de la couronne
Autoren: Maurice Druon
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semblable au vôtre. Comment
expliquez-vous, alors, que tant de navires viennent quand même à couler ?
    — C’est qu’il se trouve sans
doute à leur bord quelque mécréant de votre espèce, répliqua en souriant
l’ancien chambellan.
    Guccio fut le premier à sauter à
terre. Il s’envola de l’échelle, léger, pour prouver sa vaillance. Et aussitôt,
on l’entendit hurler. Après plusieurs jours passés sur un plancher mouvant, il
s’était mal reçu au sol ; le pied lui avait glissé sur la pierre
visqueuse, et il était tombé à l’eau. Il s’en fallut de peu qu’il ne fût broyé
entre le quai et la coque du bateau. L’eau devint rouge en un instant autour de
lui ; dans sa chute, il s’était déchiré à un crochet de fer. On le repêcha
à demi évanoui, sanglant, et la hanche ouverte jusqu’à l’os. Il fut aussitôt
transporté à l’hôtel-Dieu.
     

III

L’HÔTEL-DIEU
    La grand-salle des hommes avait les
dimensions d’une nef de cathédrale. Au fond se dressait un autel où l’on
célébrait chaque jour quatre messes, et les vêpres et le salut. Les malades
privilégiés occupaient des sortes d’alvéoles ménagés dans les murs et dits « chambres
de recommandation » ; les autres étaient couchés à deux par lit,
tête-bêche. Des frères hospitaliers, en longue robe brune, passaient sans cesse
entre les travées de lits, tantôt pour aller chanter les offices, tantôt pour
donner les soins ou distribuer les repas. Les exercices du culte étaient
intimement mêlés à la thérapeutique ; les râles de douleur répondaient aux
versets des psaumes ; le parfum de l’encens ne parvenait pas à dominer
l’atroce odeur de fièvre et de gangrène ; la mort était offerte en
spectacle public. Des inscriptions, courant autour des murs en hautes lettres
ornées, invitaient à se préparer au trépas plutôt qu’à la guérison [5] .
    Depuis près de trois semaines,
Guccio était là, dans une alcôve, haletant sous l’accablante chaleur de l’été
qui rendait plus sinistre le séjour. Il regardait avec tristesse les rayons de
soleil qui tombaient des fenêtres haut percées, et projetaient de larges taches
d’or sur cette assemblée de la désolation. Il ne pouvait faire le moindre
mouvement sans gémir ; les baumes et les élixirs des frères hospitaliers
le brûlaient comme flammes, et à chaque pansement il endurait une torture. Nul
ne semblait en mesure de lui dire si sa blessure avait endommagé l’os ;
mais il sentait bien que le mal n’était pas seulement de chair, car il manquait
de s’évanouir lorsqu’on lui palpait la hanche ou les reins.
    Les mires et les chirurgiens lui
affirmaient qu’il ne courait aucun péril mortel, qu’à son âge on guérissait de
tout, et que Dieu accomplissait en son hôtel bien d’autres miracles, ainsi
qu’il l’avait prouvé sur ce calfat éventré qui s’était un jour présenté,
retenant ses tripes avec les mains, et qu’on avait vu sortir, après quelque
temps, aussi fort et gai que dans le passé. Guccio ne se désespérait pas moins.
Trois semaines déjà… et rien ne lui indiquait qu’il n’en faudrait pas encore
trois autres avant qu’il pût se lever, ou bien trois mois, ni qu’il ne
resterait pas à jamais impotent.
    Par moments, il s’imaginait condamné
à finir ses jours, tordu et béquillard, derrière un comptoir de changeur, à
Marseille. Pouvait-il songer à voyager, infirme, et moins encore à se
marier ?… Si même il quittait vivant cet affreux hôpital ! Chaque
matin, il voyait emporter un ou deux cadavres qui avaient déjà pris une mauvaise
teinte noirâtre. N’était-ce pas la peste ?… Tout cela pour avoir joué les
fanfarons et voulu sauter sur un quai plus vite que ses compagnons, alors qu’il
venait d’échapper au naufrage !
    Il enrageait contre le sort et sa
propre sottise. Il appelait presque quotidiennement l’écrivain et lui dictait,
pour Marie de Cressay, de longues lettres à la fois gémissantes et enflammées
qu’il faisait expédier, par les courriers des banques lombardes, vers le
comptoir de Neauphle, afin que le premier commis les remît en secret à la jeune
fille. Guccio assurait Marie qu’il ne souhaitait guérir que pour le bonheur de
la retrouver, de la contempler, de la chérir chaque jour des cieux. Il la
suppliait de lui garder la foi qu’ils s’étaient jurée, et lui en promettait
mille félicités. « Je n’ai point d’autre âme que la
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