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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus
Autoren: Christian Bernadac
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franchissions les quatre kilomètres qui séparent Birkenau d’Auschwitz ; les Russes avaient installé à Auschwitz un centre médical et très rapidement transformé les blocks en hôpitaux rudimentaires mais où nous avons été soignées le mieux possible et avec beaucoup de dévouement.
    Ai-je besoin de dire que dès que nous sommes redevenues des êtres humains, dès que la souffrance physique a été apaisée, nous avons commencé à prendre conscience de tout ce qui allait nous manquer dans ce retour incomplet : laquelle d’entre nous ne revenait pas mutilée dans son cœur et dans sa chair de la grande aventure ?
    En arrivant à Auschwitz, nous nous étions précipitées dans les hôpitaux d’hommes, nous nous étions penchées sur chaque grabat en nous demandant, avec terreur, si nous pourrions LE reconnaître. Je me souviens quelle impression j’ai eue devant ces hommes semblables à nous ; je finissais par être tellement accoutumée au malheur des femmes que cela ne me touchait plus, mais la misère et la mort incrustées sur ces visages d’hommes m’atteignaient en plein cœur et j’ai eu pitié d’eux comme jamais je n’ai eu pitié de nous.
    Ceux que nous cherchions étaient loin. Pendant que nous connaissions le bonheur de la délivrance, ils franchissaient le pire de leur calvaire, égrenés sur la route.
    Les femmes, à peu près guéries, furent dirigées sur « Katowice » où nous avons vécu deux mois dans un camp, bien nourries, bien traitées et, surtout ce que nous avons apprécié tout particulièrement, classées par nationalité. Ces deux mois ont évidemment paru longs, l’attente et l’ignorance dans laquelle nous étions de la date probable du rapatriement, jointes à notre état de santé, ont rendu ce séjour plus pénible qu’il n’aurait dû être en réalité, car les Russes ont fait le maximum pour nous adoucir cette transition.
    Puis, pendant cinq jours, dans un wagon, nous avons traversé les steppes russes pour arriver à Odessa… dernière étape.
    Après, ce fut la magie de l’extraordinaire confort que les Anglais nous avaient ménagé sur le bateau. La féerie des pays merveilleux et inconnus dont nous touchions les côtes et cette inoubliable baie de Naples où notre bateau a fait escale pour entendre sonner les sirènes de l’armistice le 8 mai. Mais l’angoisse de nous demander ce qu’étaient devenus les nôtres qui étaient restés, une espèce d’attente exaspérée de retrouver la France, nous a empêchées d’être en mesure d’apprécier assez, tout cela.
    C’était la dernière nuit avant la France, avant cette chose inespérée, encore incroyable à laquelle nous aspirions depuis tant de temps, avant le retour. Le retour, mot magique, inconnu, que de choses il portait en lui, que de visages il avait. Dans nos rêves, dans toutes nos nuits d’horreur, il avait eu sa place ; laquelle d’entre nous ne l’avait pas créé à sa façon, ne l’avait pas forgé dans son imagination. Et ce miracle, en devenant réalité, nous oppressait, et mon cœur serré m’étouffait dans ma couchette. Sans bruit, je sortis sur le pont, j’étais seule devant la mer et je restais là, essayant de réaliser ce que cette nuit avait d’unique, cette nuit qui nous ramenait… Et je pensais que le premier choc serait peut-être dur, que les êtres qui nous attendaient là-bas avec toute leur incompréhensive bonne volonté, nous seraient cruels, qu’après avoir lutté contre la mort, il faudrait lutter pour vivre le mieux possible.
    Nous allions retrouver les instincts que nous avions contemplés à nu : la cupidité, la méchanceté, l’égoïsme, la luxure ; saurions-nous les reconnaître pour les combattre ? Revenions-nous armées et invincibles ou bien définitivement vaincues ?…
    La réponse me vint de la nuit qui m’entourait et de la compagne qui s’était glissée auprès de moi. Le calme qui régnait, la merveille de ce clair de lune sur la mer, brusquement agita en moi une joie de vivre que rien n’avait su réveiller depuis la Libération…
    Allions-nous peut-être redevenir des femmes ?… comme un écho, j’entendis la voix de la compagne :
    « — Demain, demain, comprends-tu, le premier, le vrai miroir, celui qui nous reflétera avec des robes, qui montrera impitoyablement nos corps déformés, nos visages crispés, et l’autre miroir, les yeux de ceux qui nous attendent… Crois-tu que nous pourrons encore inspirer
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