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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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mains, où persistait peut-être un peu de la chaleur d’une chair depuis
longtemps vaincue, descendait doucement le long de ces corps graciles. Il s’était
laissé condamner sans presque discuter, confondu par le scandale et l’inique, l’irréfutable
accusation des enfants.
    – C’est un bon vieux fou, disait Ribotte. C’qu’y doit
tout d’même être cochon, au fond !

34. Les vivants parlent
    Le soleil rassemble dans le jardinet de l’infirmerie tous
ceux qui peuvent se traîner ou se faire traîner. La signification du mot jardin
se réduit ici à sa plus simple expression réglementaire. Indigence d’un bassin
circulaire, à sec de coutume. Quatre arbres chétifs formant un quadrilatère ;
autant de buissons taillés, esquissant un losange ; autant de triangles de
gazon découpant les allées semées de gravier fin, où nous ramassons des petits
cailloux de quartz blanc, si veloutés, si doux au toucher, si doucement blancs
qu’on se souvient, sans y penser, d’une foule de choses.
    Ce pourrait être le square d’un coron de mineurs dans le
Nord. Les rescapés qui sont ici pourraient être ceux du grisou. Les asphyxies
se valent, après tout. Nous marchons dans ces allées à notre gré. Divine
liberté des membres ! Nous nous rencontrons, nous parlons, divines
libertés de l’être. Les arbres ne forment plus le décor immobile et comme
abstrait de la ronde : ce sont de vrais arbres accessibles, dont nous nous
plaisons à toucher l’écorce, sur lesquels nous regardons monter les fourmis.
    On a mis à l’écart, dans une vieille chaise longue
raccommodée avec des cordes, un jeune tuberculeux squelettique, enfoui sous ses
couvertures. Son crâne recouvert d’une peau très mince sourit au dernier soleil
de la vie. Non loin de lui un vieillard cassé, accroupi sur le sol, lève une
face craquelée, édentée, aux paupières rougies. Il est là comme un débris. Tonnelier
dit Chemin-des-Dames lui fait vis-à-vis. De savants médecins ont raccommodé, à
l’aide d’un triangle d’argent, son crâne troué au Chemin-des-Dames par un éclat
d’obus. Mais les trois quarts de son intelligence ont fui par ce trou. C’est un
hébété. Quoi qu’on lui demande, sa réponse pâteuse commence toujours par « Chemin-des-Dames ».
    Madré, assis devant une porte sur une marche de pierre, aspire
l’air tiédi. Il ressemble à un magot chinois [24] .
Ses joues se déforment alternativement, car il a pris l’habitude de chiquer des
feuilles de tisane. – Petit Georges, le menton pointu, est fluet comme une
apprentie anémiée par l’atelier. Il donne le bras au petit Antoine des
Tailleurs – Toinette, la tête bandée, qui a, dans un visage potelé, de belles
lèvres charnues et de longs yeux veloutés de Kabyle. Un homme lui a balafré le
front à coups de ciseaux. L’homme est au cachot ; Toinette-Antoine « a
un cafard monstre ». Petit Georges et Antoine cheminent en se parlant tout
bas, d’un ton confidentiel : on dirait deux amies.
    L’abbé Nicot voudrait lire. Dans l’étroite allée du jardinet
que le soleil et l’ombre coupent d’un trait dur, le pas de deux hommes fait
crier le gravier. Laurent à la face tatouée, le cou bandé, soutient Filot l’aveugle
qui marche d’un pas raide en tâtant le sol de sa canne. Filot a un singulier
visage immobile couvert, semble-t-il, d’une fine taie mate. Sa tête se meut
tout d’une pièce ; elle est grosse, rouge aux joues et autour de la bouche.
Une moustache rousse met, sous le nez fiché en coin de bois dans deux rides
profondes, un accent circonflexe. Les yeux sont de verre. Filot est aveugle
depuis deux ans ; il l’est devenu ici. Voué à la paralysie générale, il
perd parfois les jambes. Il est libérable dans deux mois.
    – J’sais pas c’que j’vais devenir, dit-il. J’vas
ramener à ma vieille une carcasse de paralytique. J’voudrais bien, par moments,
prendre une cuiller d’onze heures. Mais, par moments aussi, je m’dis qu’mes
jambes vont déjà mieux et qu’y a p’t-être d’l’espoir…
    – On joue au lézard, M’sieu l’curé ? demande
poliment Laurent à l’abbé Nicot.
    – Oui, oui, dit l’abbé souriant. On est vraiment comme
des lézards… Asseyez-vous, Filot.
    Filot s’assied. Ce n’est pas facile. Il faut que je l’aide, avec
Laurent, tant sa cécité et la raideur de ses jambes le rendent gauche. Assis, Filot
tourne ses yeux morts vers le soleil. Le soleil trône dans
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