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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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médiocres, – ce front bas, ces yeux petits, ces traits mal ébauchés,
– il cache une volonté maladive, au service d’un esprit bizarrement clair mais
débile. La précision de ses raisonnements me faisait penser à de fines
dentelures découpées à la machine dans un papier de mauvaise qualité. Dans la
geôle, un sentiment de respect, d’étonnement et de mépris secret environnait
Bernard. Personne n’eût osé prononcer devant lui certains mots d’entre les plus
banals. Reclus, Bernard avait souffert dans sa chair, non plus qu’un autre, mais
autant que bien d’autres. Il s’était senti glisser lui aussi vers la folie. Les
années étaient trop lentes, la chair trop forte, l’esprit trop désarmé. Bernard
déroba à l’atelier des tailleurs une paire de ciseaux. La nuit, dans sa cellule
du dortoir, il affûta laborieusement les deux lames. Ce pénible travail qu’il
fallait faire sans bruit, sous les couvertures, en frottant l’acier contre de
petits cailloux, fut une diversion à ses hallucinations charnelles. Les ciseaux
prêts, Bernard confectionna – toujours à l’atelier – de la charpie et des
bandages aseptisés au sublimé.
    Puis on le vit, un matin, sortir des cabinets, très pâle, les
deux mains rouges appuyant au bas de l’aine un bandage d’où le sang ruisselait.
Je me suis fait une opération, dit-il au gardien, menez-moi vite à l’infirmerie. »
Il tenta de marcher, mais on dut le maintenir sous les bras. Au seuil de l’infirmerie,
Bernard n’avait pas encore perdu connaissance : apercevant un chat, il fit psitt, psitt, et lui jeta sur le pavé deux petits lambeaux de chair
granuleuse. Le gardien Chou-Fleur ramassa cette pâture dans un mouchoir. Bernard
n’avait plus, sous le membre viril, qu’une double plaie horrible qu’il fallait
recoudre. On mit les dépouilles de sa virilité dans de l’alcool ; et
Ribotte alla placer ce nouveau bocal au petit musée de l’infirmerie, à côté d’un
autre bocal, vieux de quinze ans, où pendait un gros ver de chair grise.
    – Nous avons le tout, maintenant ! dit le gardien
de l’infirmerie qu’on appelait le Juteux.
    Il y avait un sexe mâle, en effet, dans ces deux bocaux :
un membre et deux glandes. Le pénis, un détenu, un coiffeur, se l’était tranché
turgescent, quinze ans auparavant, d’un coup de rasoir mortel.
    Nous attendons qu’on nous conduise à nos cellules des
dernières heures. Bernard dit :
    – Je crois que nous avons eu tort.
    Nous nous comprenons. Il pense aux années, lui six, moi cinq,
à la geôle, à l’empreinte dont nous restons marqués. Il achève :
    – La vie ne vaut pas ça. Le plus raisonnable est de se
faire tuer.
    Bain-de-Boue jubile. Son mufle poilu de troglodyte des
barrières est hilare. Je l’entends ronronner comme les chats, puis chantonner
en dodelinant du chef :
    … une moukère de Mers-el-Kébir,
    … à Mas-ca-ra…
    Nous avons eu une minute à nous. Bain-de-Boue m’a soufflé à l’oreille,
avec son haleine chaude, sa joie sans bornes, prête à jaillir en rires tonnants,
en cris, en gestes, en gambades :
    – Ça s’est tiré, les six ans ! C’que j’les emmerde
à présent ! Et c’est vive la vie ! t’entends :
    … une moukère de Mers-el-Kébir,
    … à Mas-ca-ra…
    Je ne savais pas qu’une joie démesurée pût réduire la brute
humaine à une sorte d’idiotie voisine de l’animalité. Bain-de-Boue ne trouve
pas de mots pour exprimer l’allégresse répandue dans ses veines : il n’y a
que ce refrain ramassé dans un bouge d’Algérie, au claquement des castagnettes,
ce refrain sans doute associé dans ses yeux à la vision d’un ventre de femme
rythmiquement tordu et labouré par la danse, ainsi que par d’invisibles
possessions.
    Une seconde, un éclair : Rouillon ouvre ses bras, se
cambre, tous les muscles tendus par une aspiration formidable. J’ai entendu
craquer ses os. N’ai-je pas senti la tension de ses jarrets ? Un
magnétisme de chair puissante, électrisée, émane de lui. Quand Latruffe se
retourne au bout de la galerie, Bain-de-Boue immobile rit silencieusement. Il
souffle encore :
    – C’est vive la vie, hein ?
    Maintenant que le gardien, à deux pas, nous tourne le dos, Rouillon
joue avec ses doigts de gorille, à les ouvrir et fermer (prendre, serrer, briser ;
prendre, serrer, briser. C’est bon de vivre !).
    Nous l’avons surnommé Bain-de-Boue parce qu’il a une âme
sordide. On sortait d’une
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