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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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conversation avec lui comme d’une fosse de boue. Il
ne racontait jamais que son affaire, en ressassant depuis des années les mêmes
détails orduriers ; et cette affaire était infâme : sa « môme »
invitait, en fin de saoulerie, une copine à coucher dans leur lit. Leurs
frénésies se terminaient au petit jour par des vomissements, des prises de
cheveux, un déchaînement de jalousie. « Ma môme lui a bien flanqué vingt
coups de ciseaux dans l’corps. Elle savait plus c’qu’elle faisait. Moi j’ai
rien fait. J’étais saoul, tu comprends. J’y disais seulement : Laisse-la, garce,
tu vois qu’elle a son compte. Puis, j’ai pris l’autre par la tignasse et j’lai
balancée en bas des escaliers. Parole ! je m’doutais seulement pas qu’elle
était morte. Tu vois si j’suis innocent ? Et y m’ont flanqué six piges, les
vaches ! » La survivante fait vingt ans. Mais c’est fini, fini. Des
entrailles de cette brute monte un cri de triomphe :
    – Vive la vie !
    Bernard-Coupé et Bain-de-Boue rentrent dans la vie avec
chacun deux cents francs et cinq ans d’interdiction de séjour : de quoi vivre
six semaines et se faire reléguer à perpétuité.

36. L’intermonde.
    Je passe cette dernière nuit en cellule, étendu sur une
paillasse, à même le parquet, les yeux ouverts sur des ténèbres absolues. Je ne
sais pas si j’ai dormi. Je suis atterré de n’avoir pas, sur ce seuil noir de la
vie, l’immense joie que l’on croit attendre. Une sorte d’angoisse m’oppresse. Je
n’aperçois ma joie, comme une lumière fuyante au fond d’un puits, que grâce à
une contre-épreuve. Si ce n’était pas vrai, si j’apprenais à l’instant qu’il me
faudrait, demain, reprendre ma place dans la ronde, je me tuerais peut-être :
ce que je me représente le mieux après ce si, en tout cas, c’est le
garde-fou tentateur des troisièmes galeries du dortoir et le dallage tournoyant
du rez-de-chaussée : je suis bercé par une chute vertigineuse. Rien n’est
plus décevant que l’exaucement d’une longue attente : car la réalité est
trop concrète et veut qu’on l’affronte avec calme. L’exaltation dont on vécut s’éteint,
laissant après elle un grand vide où les choses ne sont plus que ce qu’elles
sont.
    Je flotte entre cette déception du réel – qui n’est encore
que ces ténèbres accoutumées – et la bizarre impossibilité d’admettre autre
chose. Je serai libre dans quelques heures. Libre. Le mot énorme s’inscrit
devant moi en lettres flamboyantes. Mais est-ce tout ? Je ne vois rien
après. Je ne sais pas ce qui sera. Je ne puis pas me figurer que ce soit vrai. Est-ce
que je ne crois plus au monde ? L’extérieur est irréel. Je vais entrer
dans l’irréel. Ainsi le dormeur qui rêve s’il se dit : « Je vais me
réveiller » ne se croit pas. Je pense aux dernières heures des condamnés à
mort : ils ne peuvent pas se figurer la mort. Je ne peux plus me figurer
la vie.
    Je commence à aimer cette obscurité où rien n’arrête mon
regard inutile, où rien ne me permet de mesurer les heures les plus infinies
peut-être de ma vie. Je descends le cours du temps dans un intermonde. Je
laisse derrière moi la Meule, où chaque pierre m’est connue. Je m’arrache à
cette réalité si profondément entrée en moi que je la sens inoubliable. La
ronde passe devant moi. La ronde m’attire. Serrement de cœur à revoir ce coin d’atelier
et tels visages. Je pars, ils restent. Éternité de la Meule. Trois hommes, trois
grains mal broyés, en tombent cette nuit, par un clapet : rien ne change, rien
ne changera jamais.
    … C’est cela, je sens trop profonde en moi la marque de la
geôle. Ce n’est plus l’empreinte du fer rouge, à l’épaule, c’est une
oblitération intérieure qui va se révéler demain. Des années durant j’ai été un
automate pensant, dont la pensée et les gestes évoluaient sur deux plans
incompatibles. Il va falloir à toutes les minutes, prendre ces innombrables
petites décisions de l’homme vivant que j’ai désapprises. J’éprouve l’angoisse
du nageur qui n’a pas nagé depuis dix ans et qui doit plonger. Il ne sait plus
le goût de l’eau amère et salée qui lave les souillures, qui guérit les
blessures, qui tonifie l’être entier.
    Je surmonterai cela. Je ne veux emporter d’ici aucune
défaite. La Meule ne m’a point usé. J’en sors la raison intacte, plus fort d’avoir
survécu, trempé par
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