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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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l’azur léger que pas
un nuage ne traverse, et ces yeux éteints sont les seuls qui puissent l’affronter.
    – On est bien, dit Filot.
    J’admire, entre des pavés, le cheminement laborieux des
fourmis.
    Madré calcule à haute voix :
    – Perchot n’est encore que le douzième cette année. L’année
dernière, à cette époque-ci, y en avait déjà dix-sept.
    Chacun comprend qu’il s’agit des morts. Juste au-dessus de
nos têtes, derrière la fenêtre entrouverte, le 4627 est entré en agonie.
    Quelqu’un dit :
    – La prison est faite pour tuer.
    Filot, qui, depuis que sont morts ses yeux, réfléchit
toujours profondément, laisse tomber de lourdes paroles :
    – On est fait pour mourir.
    C’est sa manière de parler. Il n’emploie plus que des
expressions générales. Il dit on comme s’il ne voulait plus s’abstraire
de la foule dont il a fini par découvrir la souffrance unique, en ses longues
méditations dans les ténèbres. Sa pensée, cherchant des vérités larges et sûres,
se meut lourdement ainsi que des nuages plombés dans un ciel de novembre. Elle
semble, quand il l’énonce, projeter des pans d’ombre et de lumière.
    – Est-ce qu’on crève pas tous, tous les jours, du
premier au dernier, un petit coup ?
    Madré calcule :
    – À six cents détenus, ça fait presque chaque jour deux
ans de vie humaine ; en quinze jours, trente ans, une vie d’homme. Tous
ensemble, j’ai compté que nous faisions quelque chose comme trois mille cinq
cents ans.
    Il éclate de rire :
    – Qui veut faire le compte des jours ?
    – Y en a des hommes et des jours, y en a ! dit
Laurent. Rien qu’ici qu’est-ce qu’il n’y a pas ?
    Son regard mobile, d’une mauvaise eau noire, parcourut notre
groupe, heureux d’y retrouver des hommes de toutes les origines, de toutes les
luttes, de toutes les peines. Filot leva la main. On attendit sa parole. Il
déclara :
    – Y a tous les hommes, ici. La prison est faite pour
tous les hommes.
    Il ajouta comme s’il avouait un secret :
    – Je le sais, moi.
    Et personne n’en sourit.
    – Y a tous les hommes, et tous les crimes.
    – D’abord les voleurs, dit Madré. Ceux qui volent dans
la rue, à l’étalage, à la tire, les pickpockets, les rats d’hôtel. Les
cambrioleurs : ceux de métier, ceux de hasard. Les agents d’affaires, les
escrocs, les boursiers véreux, les gros messieurs qui font de belles faillites.
Les faussaires, les gentlemen qui la font au mariage riche. Les crève-la-faim
idiots qui démolissent un étalage. Les bandits de grandes routes, les
chauffeurs qui « chauffent » les pieds des campagnards au magot bien
caché. Y en a des voleurs, y en a !
    – Vous voyez bien, dit quelqu’un, qu’il faut des
prisons !
    – Dommage, fit Laurent, qu’t’oublies tous les voleurs
qui n’seront jamais là, tous ceux qui n’ont pas l’air d’être des voleurs et qui
sont les plus voleurs.
    – Puis les meurtriers. Avec le sang qu’ils ont versé, on
ferait un chemin d’ici Paris…
    – Avec le sang que les autres ont versé, est-ce qu’on
ne ferait pas le tour de la terre, dis, et plus d’une fois ?
    – Les assassins : ceux qui tuent de vieux rentiers
dans leur lit, ceux qui plantent leur couteau dans le dos du passant gras, le
soir, pas loin des terrains vagues… Ceux qui attendent le garçon de recettes et
l’assomment… Les passionnels, les jaloux, les fous d’amour, les sadiques qui
étranglent des putains… Les avorteurs… Les braconniers, les contrebandiers qui « descendent »
un gendarme. Les mineurs syndiqués qui veulent inonder la mine, comme toi, Thomas.
Les grévistes qui tuent un jaune… Y en a, y en a ! – Les incendiaires. Les
types dans ton genre, citoyen van Hoever ; ceux qui allument les boutiques
avant l’inventaire… Ah ! là, là !
    – Il faut des prisons, reprit quelqu’un. Il faut des prisons.
    – Je n’ai pas fini, dit Madré. Y a tous ceux que j’oublie.
Les souteneurs et ceux qui vivent de la traite des blanches, les vieux vicieux
qui font des saletés aux petites filles, les ecclésiastiques – c’est bien comme
ça qu’on dit, Monsieur l’abbé ? Nous avons même un avocat qui avait
débauché un gosse de douze ans. Vrai, c’est beau l’humanité !
    Il se tourna vers Thomas, le mineur syndicaliste :
    – Et franchement, vous êtes bien bon, vous, de vous
faire fourrer en prison pour je ne sais quoi, pour je ne sais qui, pour ce tas
de
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