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Les amours blessées

Les amours blessées

Titel: Les amours blessées
Autoren: Jeanne Bourin
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ma litière attelée de deux forts mulets gris.
    Guillemine, que j’emmène avec moi à chacun de mes déplacements, m’accompagne bon gré mal gré, ainsi que Turquet dont je ne me sépare jamais. J’installe mon petit chien entre ma chambrière et moi, sur les coussins rembourrés de crin et recouverts de serge verte. Le matelas de laine et les couvertures de mon équipage sont de la même couleur.
    Pour me protéger du froid, en plus de mes vêtements chauds et de ma houppelande fourrée, je tiens entre mes mains gantées, à l’intérieur de mon manchon de loutre, une boule d’étain pleine d’eau chaude qui me brûle les doigts et Louise m’a glissé sous les pieds une chaufferette remplie de braises.
    Un masque de satin évite à mon visage le contact de l’air glacial et la poussière ou la boue des chemins. J’aime assez cette façon de sortir masquée que les femmes ont adoptée à présent. Nous préservons ainsi à la fois notre teint et notre incognito.
    Un bonnet-chaperon de velours me couvre les cheveux et me met à l’abri des rhumes. Seule, l’incommode fraise empesée, que les Espagnols ont si malencontreusement mise à la mode au milieu de ce siècle, me paraît plus encombrante qu’utile.
    Sous le fouet du cocher, notre attelage s’ébranle enfin et nous franchissons le porche de ma demeure. Je tire à demi les rideaux de serge verte, après un dernier regard à la rue Saint-Honoré où se pressent, au milieu du grincement des nombreuses enseignes agitées par le vent du nord, des passants transis et matinaux. Ils se fondent aussitôt après dans la brume froide qui obscurcit la ville et leur haleine fume devant eux presque autant que les cheminées sur les toits.
    Nous sortons de Blois par la porte chartraine.
    Un chapelet de buis entre les doigts, enveloppée d’une vaste cape de laine brune dont le capuchon lui cache une partie des joues et le front, Guillemine, chaussée comme moi de socques de bois sur ses chaussures de cuir, s’est retiré dans son coin. Elle commence sans plus tarder à égrener ses patenôtres, tant la peur qu’elle voue aux Réformés la tenaille.
    D’ordinaire, le faible bercement de la litière agitée par le pas égal des mulets accompagne en douceur mes pensées et m’incite à l’assoupissement. Cette fois-ci, il n’en est rien. La douleur et l’angoisse ne me laissent pas de répit.
    Enfermée pour d’interminables heures dans une voiture trop lente à mon gré, qui doit livrer, à travers la plaine gelée de la petite Beauce, une course sinistre contre la mort, je ne suis qu’interrogations et tourments.
    Que vais-je trouver au bout de ce cauchemar de brume et de grésil qui nous enveloppe de son suaire ?
    Quand je cesse d’imaginer l’agonie de mon petit François, c’est pour revenir à l’image de Pierre, froid et raidi, étendu à Saint-Cosme sur sa couche mortuaire en attendant les obsèques solennelles qu’on ne manquera pas de célébrer en l’honneur du « Prince des poètes et du poète des princes » que chacun reconnaît en lui.
    Il n’y a rien de moins acceptable qu’un cadavre. En s’envolant, l’âme laisse derrière elle une dépouille affreuse, une chose sans nom, qui m’a toujours semblé participer d’une autre substance que de celle qui la composait de son vivant.
    Pierre, si ardent, si charnel…
    Dieu ! Cet homme grâce auquel l’amour est entré dans ma vie pour la marquer à jamais n’est plus des nôtres, mon unique petit-fils se trouve en danger de mort et moi, noyée dans le brouillard de décembre, je me bats contre des fantômes entre un passé figé comme un minéral et un avenir ouvert comme une fosse !
    Si je laisse mon esprit errer sans contrôle de l’un à l’autre de ces pôles obscurcis par la désolation, je m’effondrerai avant la fin du trajet. Pour rendre supportable l’attente qui m’est imposée, pour éviter qu’elle ne me ronge, que faire ?
    — Guillemine, dis-je tout à coup, Guillemine, j’ai à te parler. Il faut que tu m’écoutes !
    La face osseuse aux yeux d’eau verte se tourne vers moi. L’ombre du capuchon en dissimule une partie et la lumière tressautante des falots allumés aux quatre coins de la litière n’éclaire qu’assez mal le menton volontaire et la bouche aux lèvres charnues autour desquelles de fines ridules commencent à se creuser.
    Il n’y a pas d’étonnement dans l’expression de ma servante. Une sorte d’attente compréhensive,
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