L'énigme des vampires

souvent – et
parfois injustement – considérées comme plus sataniques que marginales. Il est
vrai que Satan est le type même de l’être révolté et marginalisé.
    Il faut cependant savoir que l’occultisme, sous ses diverses
formulations, a été particulièrement florissant à la fin du XIX e et au début du XX e  siècle,
en France, autour de Stanislas de Guaita, d’Éliphas Lévi, de Jules Bois, de
Jules Doinel et même de Maeterlinck et Claude Debussy, en Grande-Bretagne, autour
de la Société de Théosophie et de la Golden Dawn ,
voire des groupes druidiques, puis, un peu plus tard, à l’époque prénazie, en
Allemagne, autour des différents groupes dérivés de la Golden Dawn , en particulier la fameuse et néanmoins
fort énigmatique « Société Thulé ». C’est incontestablement parmi ces
milieux occultistes que s’est développé le thème du vampire. Et surtout, Bram
Stoker était membre de la Golden Dawn , ce qui
est intéressant à constater lorsqu’on veut essayer de déterminer la valeur
initiatique du récit de Dracula . Cela n’exclut
nullement que Stoker pût fréquenter d’autres « sociétés » comme les
Rose  +  Croix (d’où est d’ailleurs
issue la Golden Dawn ), certaines obédiences de
la Franc-Maçonnerie et des cercles néo-druidiques, particulièrement nombreux à
cette époque. La double ou triple appartenance était alors très fréquente. En
tout cas, il est incontestable que Bram Stoker a noué des rapports avec des
personnages clés de l’occultisme contemporain : Samuel Lidell Mathers, celui
qui prétendait à l’existence des « Supérieurs inconnus » régissant le
monde et distribuant la Connaissance aux seuls
véritables initiés, Arthur Machen, auteur du Grand
Dieu Pan , Anna Sprengel, comtesse de Landsfeldt et fille naturelle de
Louis II de Bavière, soi-disant dépositaire des dossiers secrets d’une
très ancienne société initiatique, l’Irlandais William-Butler Yeats, futur prix
Nobel de littérature et remarquable rénovateur de la tradition gaélique, et
surtout l’inquiétant et mystérieux mage Aleister Crowley, celui qui disait qu’avant
qu’Hitler fût, il était, personnage trouble, espion de l’Intelligence Service, et
qui a vraisemblablement pratiqué ce que, faute de mieux, on appelle la « magie
rouge », autrement dit un culte à base de sang. Il serait donc bien
étonnant que Bram Stoker n’ait pas recueilli certaines informations d’ordre
confidentiel auprès de ces personnalités hors du commun et nécessairement très
au fait des traditions concernant le vampirisme. Il n’est que de relire l’œuvre
de Yeats pour s’en convaincre, notamment sa série dramatique autour du héros
irlandais Cûchulainn. Et si rien n’est innocent chez Yeats, cela l’est encore
moins chez Machen ou Crowley. Stoker a eu accès à des sources que nous ignorons.
Et, si le comte Dracula passe pour sentir le moisi, l’humidité des tombeaux, il
faut ajouter que toutes ces histoires de vampires, vues à travers le roman de
Bram Stoker, baignent dans une atmosphère nettement sulfureuse, atmosphère dans
laquelle évoluaient les occultistes de son époque.
    C’est dire que le problème des vampires n’est pas simple. En
aucun cas il ne peut s’agir d’une superstition née de l’imagination naïve des
paysans des Carpates. Il semble qu’il y ait conjonction entre des fantasmes
bien naturels, des données historiques mal comprises, des croyances archaïques
sur la symbolique du sang et d’antiques rituels de régénération qu’on a parfois
bien du mal à discerner à travers l’écran des fictions terrifiantes. Mais il
existe réellement une énigme des Vampires. C’est à cette énigme posée notamment
par Bram Stoker qu’il convient de répondre, du moins de tenter de le faire, par
une exploration systématique de la fiction romanesque, de l’histoire, du mythe,
et, bien entendu, de la psychologie humaine. Les portes de l’Étrange s’ouvrent
sur l’inconnu.

PREMIÈRE PARTIE - Du Roman à l’Histoire

I - L’OMBRE DE DRACULA
    C’est à travers le récit de fiction de Bram Stoker que se
manifeste le plus clairement, et dans tous ses détails, le personnage du
vampire traditionnel. Et pour ce faire, Bram Stoker a eu l’habileté de ne pas
présenter directement Dracula, mais de nous le faire voir à travers les yeux de
témoins privilégiés, ce qui permet d’attirer fortement l’attention sur certains
points