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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista
Autoren: Maurice Denuzière
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l'odeur dominante du tabac et d'effluences trop humaines, il reconnut, dans le parfum composite du lieu, l'arôme douceâtre de l'huile de baleine brûlée dans les lampes et, venant des cuisines, le fumet des viandes rôties et des potées de légumes. Il remarqua certaines tables isolées, proches de la cheminée, où crépitaient d'énormes bûches. Là se trouvaient des hommes mieux vêtus, plus discrets, certains solitaires, occupés à manger ou à lire un journal devant une théière, ce qui attestait des goûts éclectiques de la clientèle. À peine avait-il fait quelques pas dans leur direction que le patron vint à sa rencontre et le salua avec la considération due à l'étranger bien mis.
     
    – J'ai rendez-vous avec Edward Carver. Mais je suis fort en avance, expliqua Charles, qui avait mis à profit ses dernières semaines parisiennes pour perfectionner son anglais.
     
    – Bien sûr, bien sûr. Je vais vous installer par là, dit le tenancier en désignant une table à l'écart.
     
    – Pourrais-je avoir une collation ? Mon petit déjeuner londonien est un peu loin, révéla Charles.
     
    – Mais, milord, cela est prévu. Si vous êtes bien le squire français que sir Edward Carver doit rencontrer ici, ce que je crois comprendre à votre accent, j'ai ordre de vous servir, à son compte, le repas de votre choix.
     
    – C'est très aimable à lui, dit Desteyrac.
     
    – J'ai à vous proposer un bouillon, un pâté d'esturgeon et une belle selle d'agneau.
     
    – Ce sera parfait, convint le Français en s'asseyant.
     
    – Notre pale ale est la meilleure des docks. Brassée spécialement pour moi en Écosse. Je vous fais porter un pichet, avec une terrine de faisan que la maison vous offre pour vous faire patienter.
     
    Le Français apprécia la courtoisie de l'accueil. Cela prouvait en quelle estime devait être tenu Carver.
     
    Après un vague regard, les habitués, qu'aucune apparition ne pouvait surprendre dans ce havre cosmopolite, avaient repris leurs conversations, oubliant la présence du nouveau venu. Aux propos véhéments des uns, aux rires des autres, se mêlait parfois la déclamation tonitruante d'un toast porté à qui revenait de la Jamaïque ou de Sydney, à qui, promu second sur un vapeur de la Cunard Steam Ship Company, régalait les amis, à qui, rescapé d'un naufrage dans la mer d'Oman, célébrait le sursis accordé par Neptune.
     
    Tout en dégustant le pâté de faisan, servi par une fille souriante et pleine d'attention, Charles Desteyrac observait, avec ce frémissement des sens que provoque toute situation neuve, porteuse d'espérances et de craintes inavouables, le spectacle de la salle. Paris, l'École des ponts et chaussées, rue des Saints-Pères, les amis, la gentille Rosalie, la bohème des boulevards se trouvaient projetés aux antipodes. Le passé récent virait au souvenir et l'espoir d'un avenir bouillonnant d'imprévus excluait toute nostalgie. Aucun de ceux qu'il voyait manger, boire, s'invectiver, se congratuler, jouer aux dés ou aux cartes, gens de mer à l'aise dans tous les ports de la planète, baragouinant vingt mots de vingt langues sans en connaître aucune, donnant à l'un l'accolade, à l'autre la gifle, acceptant la tempête mais refusant la piquette, troussant les filles sans retenir leur nom, ne pouvait soupçonner l'existence que l'étranger venait de quitter. Avec à-propos et un certain humour, Charles exprima mentalement, en termes de marine, sa situation nouvelle. « J'ai rompu les amarres », se dit-il, esquissant un sourire.
     
    Il terminait son repas quand le hasard lui offrit une première scène de sa nouvelle vie. La porte de la taverne s'ouvrit et émergea de la nuit, maintenant complète, un géant dont la toison flamboyante retenait quelques flocons de neige. La carrure de cet homme, dont Charles estima la taille à près de deux mètres, relevait du phénomène de cirque. Une épaisse moustache cuivrée, dont les crocs effilés tels des hameçons frôlaient les pommettes, un teint clair constellé de taches de rousseur, un gros nez camard, des sourcils broussailleux couvant de gros yeux ronds et bruns de percheron, donnaient à craindre l'ogre de la légende habillé en marin. Contraste comique, le gaillard tenait, entre pouce et index, avec la délicatesse d'une lady levant sa tasse de thé, le bout d'un ruban auquel était suspendu un minuscule paquet. Si l'entrée de Charles était passée inaperçue, il n'en
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