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Le piège de Dante

Le piège de Dante

Titel: Le piège de Dante
Autoren: Arnaud Delalande
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suprématie.
    Comme tous les Vénitiens, Francesco regrettait le temps de l’Age d’or, celui de l’essor de Venise et de ses colonies ; il aurait pu être, sinon le seul maître à bord, au moins l’un des artisans de cette vaste entreprise de conquête. Certes, il tirait une immense satisfaction de la splendeur du titre et du cérémonial incessant qui entourait sa personne. Mais il se sentait parfois prisonnier de sa fonction d’apparat, rex in purpura in urbe captivus , « roi vêtu de pourpre et prisonnier dans sa ville »... Lorsqu’il avait été proclamé Doge dans la basilique voisine, il s’était présenté à la foule en liesse sur la place Saint-Marc, avant de recevoir la corne ducale au sommet des marches de l’escalier des Géants; mais à peine sa nomination avait-elle été prononcée qu’il avait dû faire serment de ne jamais outrepasser les droits que lui accordait la promissio ducalis , cette « promission » qu’on lui lisait chaque année à haute voix et qui rappelait la nature exacte de ses attributions.
    Or Francesco, élu à vie, membre de droit de tous les conseils et dépositaire des plus hauts secrets de l’Etat, incarnait mieux que quiconque, par la vertu de sa fonction, l’autorité, la puissance et la continuité même de la Sérénissime. Il présidait le Grand Conseil, le Sénat, les Quarantie , siégeait tous les jours ouvrables avec les six personnes de son Conseil restreint pour recueillir les suppliques et les doléances. Il visitait chaque semaine l’une des deux cent cinquante à trois cents magistratures que comptait Venise. Il vérifiait la nature et le montant des impositions, approuvait les bilans des finances publiques. Tout cela sans compter de multiples visites ou réceptions officielles. Le Doge, en réalité, n’avait presque pas de vie privée. Ce marathon permanent affectait souvent la santé des vieillards – car on ne devenait pas Doge avant l’âge de soixante ans – et ce au point que l’on avait cru bon d’ajouter au trône de la salle du Grand Conseil une barre rembourrée de velours, qui permettait à Sa Sérénité de faire un petit somme, lorsqu’elle n’était plus tout à fait apte à suivre les débats.
    Francesco glissait dans le palais et passa dans la grande salle du Maggior Consiglio , le Grand Conseil, où se trouvaient les portraits de tous ses vaillants prédécesseurs. En d’autres circonstances, il se serait arrêté, comme il le faisait parfois, pour guetter dans les traits de ces Doges d’autrefois quelque signe de filiation symbolique. Il aurait songé à Ziani, juge, conseiller, podestat de Padoue, l’homme le plus riche de Venise, que les familles « nouvelles », enrichies par l’essor vénitien, avaient fini par écarter de la vie publique ; il se serait assis devant Pietro Tiepolo, armateur et marchand, duc de Crète, podestat de Trévise, baile de Constantinople, qui, non content d’avoir favorisé la création du Sénat et la rédaction des Statuts citadins de 1242, s’était également employé à rétablir l’unité vénitienne et à imposer, ici et là, la souveraineté de la République. Avant de quitter la salle, Francesco passa aussi devant le voile noir qui recouvrait le portrait du Doge Falier, au destin si troublant : contre la toute-puissance aristocratique, il avait nourri le rêve de revenir aux sources d’un gouvernement participatif, mobilisant le peuple; on l’avait exécuté. Et Francesco, quant à lui, se demandait ce que lui-même laisserait derrière lui, et en quels termes on se souviendrait de ses efforts à la tête de l’Etat.
    Il y a de quoi, en effet, se poser cette question , s’inquiétait-il .
    Car en ce jour d’avril, précisément, Francesco avait de bien sombres préoccupations. Il était sur le point de recevoir Emilio Vindicati, l’un des membres du Conseil des Dix. Il n’avait pas encore pris de décision définitive quant à la proposition, bien singulière en vérité, que celui-ci lui avait faite ce matin même. Francesco parvint à la Salle du Collège et alla s’asseoir quelques instants. Mais il ne tint pas longtemps en place. Nerveux, il se dirigea vers l’une des fenêtres. Un balcon surplombait la digue devant la lagune, que sillonnaient quelques gondoles, bateaux militaires de l’Arsenal et autres esquifs chargés de marchandises. Non loin, on devinait l’ombre du lion ailé de saint Marc, et celle du Campanile, qui s’avançaient comme des poignards
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