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Le piège de Dante

Le piège de Dante

Titel: Le piège de Dante
Autoren: Arnaud Delalande
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masquer un temps cette lente déréliction : les fresques de Titien, de Véronèse et du Tintoret rivalisaient de beauté ; Canaletto faisait frémir l’air de la lagune et scintiller la cité de lumières vaporeuses. Mais, Francesco le savait : aujourd’hui, confrontée à l’exigence suprême de tenir son rang aux yeux du monde et au spectre toujours vivace de son engloutissement, Venise ne pouvait plus masquer ses fêlures. Les plus sévères la comparaient à un cercueil languissant, à l’image de ces gondoles noires qui la sillonnaient de toutes parts. La réputation de la ville, cette glorieuse Réputation qui avait constitué le credo de son expansion, était en péril. La fraude, les jeux de hasard, la paresse, le luxe avaient suffi à corrompre les valeurs anciennes. Les témoignages que recueillait Francesco, depuis quatre ans, montraient que le volume du trafic maritime ne cessait de baisser. Face à Livourne, Trieste ou Ancône, le port s’était affaibli. On essayait bien de réconcilier la noblesse avec les activités de négoce, qu’elle jugeait désormais trop « plébéiennes », en prenant exemple sur les Anglais, les Français, les Hollandais. Peine perdue : le mercantilisme et l’affairisme continuaient, et les nobles ne reprenaient pas pour autant le chemin de l’ancienne Réputation.
    De là à parler de véritable décadence, il n’y avait qu’un pas.
    Vindicati a raison... La gangrène est là.
    Enfin, Emilio Vindicati fit son apparition dans la Salle du Collège.
    Les grandes portes s’ouvrirent devant lui.
    Francesco Loredan se retourna.
    Vindicati avait délaissé sa tenue d’apparat pour un ample manteau noir. Emilio, perruque poudrée au-dessus d’un visage ovale, était un homme de haute stature; la maigreur de ses membres donnait l’impression qu’il flottait dans son vêtement. Ses yeux, pénétrants et mobiles, étaient souvent traversés par une lueur d’ironie, qu’accusait le pli au coin de sa bouche. Celle-ci semblait avoir été dessinée au fusain, deux traits presque invisibles, qui s’aiguisaient de temps à autre en un sourire proche du sarcasme. La fermeté et l’énergie tranquilles qui émanaient de sa physionomie s’apparentaient à la surface d’un lac dont les profondeurs, en réalité, étaient autrement troublées : furieux, passionné, rigide, Emilio était un cavalier de tempête – tout à fait ce qu’il fallait pour influencer de sa poigne vigoureuse les délibérations du Conseil des Dix. Florentin de naissance, il avait grandi à Venise, et venait de se faire élire à sa charge après avoir été membre du Maggior Consiglio durant vingt-cinq ans. Là, il s’était fait une réputation d’habile politique et d’impitoyable rhéteur. On critiquait son apparence hautaine et la rigueur parfois excessive de ses positions; mais, comme Francesco Loredan, Emilio avait l’habitude d’assumer des charges publiques, et regrettait l’Age d’or de la Sérénissime. Il était de ceux pour qui la raison d’Etat devait primer toute chose. Et à la différence de la plupart des nobles vénitiens, qu’il jugeait endormis sur le mol oreiller de la paresse, Emilio entendait tout mettre en oeuvre pour permettre à la République de retrouver son lustre d’antan.
    En entrant dans la Salle du Collège, Emilio Vindicati ôta son couvre-chef et s’inclina devant le Doge avec cérémonie. Sa main s’attardait sur une canne noire, dont le pommeau figurait deux griffons entrelacés. Francesco Loredan se tourna de nouveau vers la lagune.
    — Emilio, j’ai lu avec attention les délibérations du Conseil et les recommandations que vous me faites dans votre courrier. Nous savons tous les deux de quelle façon fonctionnent nos institutions, et nous sommes coutumiers des jeux d’influence politique. Je ne vous cache pas ma surprise, et mon horreur à la lecture de vos documents. Sommes-nous si aveugles que vous le dites ? Notre pauvre Venise est-elle si menacée que vous le prétendez... ou forcez-vous le trait, pour nous pousser à agir?
    Emilio haussa un sourcil et se passa la langue sur les lèvres.
    — Douteriez-vous des avis du Conseil des Dix ?
    — Allons, Emilio. Evitons de placer notre conversation sur le terrain de nos susceptibilités respectives... Ainsi, un meurtre ignoble a été perpétré la nuit dernière au théâtre San Luca...
    Emilio s’était redressé, les deux mains dans le dos, l’une continuant de jouer avec sa canne.
    Il
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