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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers
Autoren: Jean-Paul Desprat
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qui vous a fourré tous ces beaux raisonnements dans le crâne ? Certes, tout cela est sublime et plus superbement rangé que le paradis au porche d’une cathédrale mais, je vous le dis sans ambages, nous voguons en même mythe… Vous vous rendrez compte très vite – cela devrait même vous crever les yeux là où vous allez – que le roi n’est pas si magnanime qu’on a voulu vous le faire accroire, en tout cas qu’il ne s’estime lié par aucune obligation envers sa noblesse. Vous vous apercevrez même qu’on n’a d’égard aujourd’hui que pour les adulateurs les plus plats et que les anciennes familles ne surnagent dans des restes de grandeur qu’à force de prostitution. Pour tout vous dire enfin, vous verrez des gens supérieurement nés s’affranchir des devoirs et de l’exemplarité qui n’auraient jamais dû cesser d’être l’unique justification de la prééminence aristocratique…
    Victor, stupéfait de ce défilé d’images noires, posa sur le chevalier le regard anéanti de l’enfant trop sévèrement grondé.
    – Quelle fougue vous venez d’apporter pour ébranler les quelques idées fortes qui me donnaient confiance ! balbutia-t-il. Me voici idiot et sans plus savoir à quoi me raccrocher.
    – Vous êtes honnête, vous avez du bon sens, s’enthousiasma Maximilien, voici vos plus précieux atouts pour ne point vous noyer dans le cloaque vers lequel vous courez.
    À ce mot de cloaque, le jeune proscrit, proprement flagellé par la vision d’un bourbier grouillant de bêtes immondes, ne put se retenir de tressaillir. Pour conjurer un sort qui lui apparaissait si implacablement contraire, imitant le geste qu’il avait vu faire à Angèle, sa vieille nourrice, dans les moments où l’instinct de sorcellerie resurgissait chez elle par-dessus la rugosité de la foi, il entremêla dans son dos l’index et le majeur de sa main gauche.
    L’attention des deux promeneurs fut alors attirée par le clignotement d’une traînée de lumière qui portait en l’étirant, avant de la briser contre la masse régulièrement espacée des contreforts de pierre, l’ombre d’un calvaire dressé au chevet de l’église. En s’avançant de quelques pas dans la direction de cette lueur, ils découvrirent, rangé dans le renfoncement d’une chapelle latérale, un carrosse doré, tel celui de Cendrillon, qui paraissait prêt à s’ébranler sur l’heure. Il scintillait de l’éclat de ses hautes lanternes de cristal, étant par extraordinaire demeuré attelé à quatre chevaux gris dont l’encolure, ployant sous la charge de picotins, dessinait dans la nuit de fabuleux poitrails cambrés d’hippocampes. Deux laquais, qui avaient ôté leurs bas, flanquaient un imposant cocher et ronflaient en canon, jambes ballantes, s’écrasant les uns les autres.
    – N’est-ce point là le digne écrin du joyau qui étincelait tout à l’heure à notre table ? se récria Carresse dans un élan d’emphase moqueuse.
    Victor, qui n’avait encore jamais vu aucune de ces voitures de gala portée dans les airs par le prodige d’une délicate flèche s’incurvant en col de cygne, en fut émerveillé. Il détailla d’un œil écarquillé la délicatesse des ornements peints, le luxe inouï alors des hautes glaces taillées, le douillet chatoiement des capitons de soie.
    – Mais que peut bien faire, seule et dans un tel équipage, cette femme superbe au fond de cette province crottée ? demanda-t-il d’une voix restée bredouilleuse.
    – Gageons, comme elle nous l’a d’ailleurs laissé entendre, que ce sont les affaires d’Espagne qui sont cause de tout ce déploiement.
    – Les affaires d’Espagne ! répéta Victor contrefaisant un peu plus Pierrot qui tombe de la lune.
    Le chevalier fit l’étonné.
    – Eh, quoi ! monsieur de Gironde, on ne reçoit donc point les gazettes dans votre Rouergue ?
    Celui à qui s’adressait la question mordit sa langue à temps ; il avait failli répliquer que tout ce qui s’imprimait dans le royaume était catholique et que son père, depuis longtemps, ne lisait pas autre chose que la Bible.
    – Apprenez, reprit Carresse en se croisant les bras, que ces affaires qui n’auraient jamais dû quitter l’épithète d’étrangères forment à présent le gros de celles que traitent nos ministres… L’Espagne, il n’y a pas deux ans, vient d’échoir aux Bourbons par le décès de Charles II, dernier roi de la branche des Habsbourg qui régnait à Madrid.
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