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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes
Autoren: Christian Bernadac
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kommando, une « chose » , un morceau ; considérés comme de véritables mannequins sans vie, sans âme – mannequins nus d’une gigantesque corvée à l’échelle du Nouveau Monde, des Nouveaux Conquérants – ils se sont retrouvés dans cette tribu primitive que les plus grands anthropologues souhaiteraient découvrir dans leurs recherches et qu’ils ont là, ouverte, accueillante, béante depuis 1933.
    L’homme est là.
    Jamais l’homme n’a été aussi présent que dans un camp de concentration. Homme-ventre, homme-chose, homme-chamane, homme-esprit, homme-objet, homme-vaincu-vainqueur, homme-amour, homme-seul, homme-espérance, homme-femme, femme-homme, homme-rêve, parfois homme-diable ou homme-Dieu, homme épuisé, cadavre, squelette, cendre légère emportée par la cheminée ou « anti-dérapant » sur les plaques de verglas. Homme-muscle, homme-cobaye, homme-monnaie d’échange, homme-souffrance, homme-mort, homme-libre. Vengeur, indifférent.
    Hommes ou femmes oubliés.
    Oui, oubliés. Milliers de témoins oubliés. Un seul témoignage est une approche du système concentrationnaire, plus profonde qu’une thèse (vii) de mille pages, que des kilos de paperasses, de notes, de sigles, d’organigrammes, de listes, de statistiques… Ce jour-là elle est morte en me confiant une épingle à cheveux, ce jour-là elle a accouché pendant l’appel, ce jour-là elle avait faim et elle a volé une tranche de pain à sa meilleure amie, ce jour-là elle a su rire, ce jour-là elle a composé un poème, croqué la surveillante sur une marge de journal… ce jour-là, comme tous les autres jours, comme toutes les autres heures, elle avait peur.
    Ce jour-là…
    Mais ce jour-là n’est pas un fait historique.
    Peut-être demain, grâce à « ces jours-là », pourra-t-on recréer les faits historiques.
    Ce volume est le sixième d’une série consacrée aux camps de concentration, consacrée plutôt aux déportés des camps de concentration et à leurs bourreaux. Je le crois très différent des autres, non pas parce que réservé à Ravensbrück et à ses kommandos, il met en scène des femmes, mais peut-être parce que l’horreur, l’animalité, passent ici au second plan. Quotidien contre obituaire ? Quotidien de la vie, du travail, des souffrances, des espoirs. Quotidien du plus grand groupe de femmes jamais réuni à l’intérieur de barbelés. Quotidien des nationalités. Quotidien des différences et des unions. Quotidien de Ravensbrück.
    Dans le premier tome des « Mannequins nus », qui traite du camp de femmes d’Auschwitz, j’écrivais :
    — On ne « raconte » pas Auschwitz. Chaque déporté, chaque commandant, chaque gardien, chaque Kapo n’a connu qu’un peu d’Auschwitz. Depuis 1945, chaque militaire-enquêteur, chaque juge, chaque témoin, chaque avocat, chaque accusé, chaque écrivain, chaque journaliste, chaque condamné a (ou a eu) « une certaine idée » d’Auschwitz.
    — Aujourd’hui, chacun « imagine » Auschwitz en sachant qu’Auschwitz fait partie de la mauvaise conscience de l’homme, parce que ce crime – le plus grand peut-être de notre histoire – a été commis par l’homme. Et l’homme ne peut pardonner Auschwitz à l’homme. Et l’homme sait que l’homme, dans certaines circonstances, est capable de réinventer d’autres Auschwitz, d’autres Mannequins Nus.
    On ne raconte pas Auschwitz.
    Et pourtant…
    Ravensbrück a été beaucoup « raconté » et l’on pourrait croire qu’il est le mieux connu des camps de concentration. Il est avant tout célèbre – d’une célébrité plus discrète (moins horrifiée)… « seulement 92 000 mortes alors qu’à Auschwitz, en une seule journée !…». Les mortes de Ravensbrück pour la plupart, n’ont pas disparu en inspirant le cyclon B des chambres à gaz. Jours, semaines, mois – quelques jours, quelques semaines, quelques mois ont suffi pour recréer toutes les étapes d’une vie : jeunesse, adolescence, répit de la puissance adulte, naufrage de la vieillesse ; et les camps ne supportent pas le troisième âge même si ces vieilles n’ont que vingt ans. Sur les dix mille françaises déportées à Ravensbrück, huit mille se sont éteintes, un jour, là-bas.
    Mortes et survivantes, ce livre est leur livre.
    C. B.

I
LE PONT DES CORBEAUX
    — Oui, il y a des sapins.
    Sapins étranges : rabougris, branches bistournées, troncs
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