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Le Bal Des Maudits - T 2

Le Bal Des Maudits - T 2

Titel: Le Bal Des Maudits - T 2
Autoren: Irwin Shaw
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vérité commune qui les liait davantage entre eux qu’elle ne les liait à leurs compatriotes respectifs. Eux seuls savaient que leurs estomacs se contractaient en spasmes douloureux et qu’on ne s’approche pas d’un pont sans éprouver une terreur intense et sourde.
    Christian passa sa langue sur ses lèvres. Le dernier homme venait de surgir du tournant, et l’inévitable lieutenant juvénile faisait signe au porteur du détecteur de mines d’avancer en tête de la colonne. Lentement, bêtement, ils se rapprochaient les uns des autres, en proie à un faux sentiment de sécurité. Ils étaient à découvert, à présent, et puisque personne ne leur avait encore tiré dessus, ils s’imaginaient que le coin devait être désert.
    À vingt mètres de l’entrée du pont, l’homme au détecteur de mines promenait son engin au-dessus de la route. Il travaillait lentement, et très soigneusement, tandis que, derrière lui, au centre du chemin, le lieutenant réglait ses jumelles pour examiner le paysage. Des Zeiss prismatiques, fabriquées en Allemagne, enregistra machinalement l’esprit de Christian. Il vit les jumelles se lever lentement vers eux et s’attarder sur leur cachette, comme si l’instinct militaire du jeune lieutenant lui disait que, si quelque danger les menaçait, il ne pouvait émaner que de ce seul point stratégique. Christian s’aplatit un peu plus, bien qu’il fût certain d’être absolument invisible. Les jumelles du jeune lieutenant hésitèrent encore une seconde et se détournèrent.
    –  Feu, chuchota Christian. Derrière eux. Derrière eux.
    La mitrailleuse ouvrit le feu. Elle fracassa le silence de la montagne, avec un bruit révoltant, et Christian ne put s’empêcher de sursauter. Sur la route, deux hommes venaient de s’écrouler. Immobiles, tous les autres les regardaient stupidement. Trois hommes tombèrent encore, et les Américains se mirent à courir, vers le ravin, vers l’abri providentiel du petit pont. « Ils courent, maintenant, songea Christian. Où est l’opérateur des actualités ? » Les derniers transportaient leurs camarades blessés. Ils trébuchèrent et roulèrent sur la pente, jetant leurs fusils, bras et jambes s’agitant en tous sens, d’une manière particulièrement grotesque. Le tableau était illogique et lointain, et Christian l’observait d’un œil presque désintéressé, comme il eût observé la lutte d’un hanneton entraîné vers l’entrée d’une galerie par une troupe de fourmis.
    La première mine sauta. Un casque fut projeté à vingt mètres dans les airs, luisant dans le soleil, traînant derrière soi sa jugulaire brisée.
    Heims cessa le feu. Les explosions se succédèrent, à cadence rapide. D’affreux échos bondirent de colline en colline. Un nuage de fumée s’épanouit en corolle, de part et d’autre du pont, puis le bruit des explosions mourut progressivement. Le silence revint, dangereux, insolite. Les deux hirondelles virevoltèrent dans le guidon de visée, injuriant les mitrailleurs. De sous l’arche du pont, une seule silhouette reparut, marchant lentement, gravement, comme un médecin quittant le chevet d’un homme mort. La silhouette parcourut cinq ou six mètres, et, tout aussi posément, s’assit sur un rocher. À travers ses jumelles, Christian regarda l’Américain. Les explosions lui avaient arraché sa chemise, et la peau de son torse était blanche et laiteuse. Il avait toujours son fusil. Et, pendant que Christian l’observait, l’Américain leva son fusil, toujours avec cette même gra vité absurde et démentielle. « Seigneur, constata Christian, stupéfait, mais c’est nous qu’il vise ! »
    Les détonations du fusil parurent ridiculement mesquines, mais le sifflement des balles était étrangement proche de leurs oreilles. Christian sourit.
    –  Achevez-le, dit-il.
    Heims pressa la détente de la mitrailleuse. À travers ses jumelles, Christian vit les balles s’écraser sauvagement, en arc de cercle, dans la poussière, tout autour de l’Américain. L’Américain ne bougea pas. Posément, avec le soin méticuleux d’un menuisier penché sur son établi, il introduisit un nouveau chargeur dans son arme. Heims rectifia légèrement son tir et l’arc de cercle se rapprocha de l’Américain, qui continua à n’en tenir aucun compte. Il était parvenu à recharger son arme, et, pour la seconde fois, lentement, il l’épaula. La passivité de cet homme presque nu,
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