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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit
Autoren: François Bellec
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toi, vous êtes des maîtres à
     penser.
    — Certes. Seulement voilà, nous allons devenir des maîtres
     nostalgiques réduits à l’état d’artisans sans clientèle.

    Levasseur quitta son tabouret et commença à parcourir la
     pièce en balançant les bras, une habitude quand il réfléchissait loin selon
     son expression. Dans la pénombre, les chandelles entrecroisaient ses images
     projetées sur les murs comme des génies combattants mis en scène par les
     manipulateurs d’un théâtre d’ombre oriental. Le maître était voûté, bien
     qu’il fût encore jeune puisque sa barbe et des cheveux ondulés comme ceux du
     Christ de l’église Saint-Jacques étaient d’un châtain franc. Le velours noir
     de sa blouse était parcouru de reflets d’un vert fatigué de gris et en
     vérité l’homme lui-même semblait s’être usé d’un coup, derrière un masque
     dramatique aux orbites creusées par les chandelles. François fut gêné de
     percevoir la fragilité d’un des meilleurs hydrographes normands, fameux
     au-delà des frontières du royaume.
    Le maître commença sa vaticination habituelle. Sinon
     taciturne, du moins peu bavard, il était volubile quand il parlait de son
     art, illustrant ses discours de gestes démonstratifs.
    — Nous besognons pendant des mois sur chacune de nos œuvres.
     Une après l’autre. Les imprimeurs amstellodamois,eux, imposent d’un coup de presse l’empreinte de gravures au burin à un
     vulgaire papier. Pour une poignée de florins, ces maquignons peuvent céder
     un pur-sang au prix d’une haridelle parce qu’ils vendront cent sœurs
     bâtardes de la carte originale. Le portulan manuscrit étouffe, écrasé par le
     poids du cuivre flamand.
    Il jeta les bras en l’air dans un geste d’impuissance.
    — Les pilotes n’ont que faire de nos enluminures pour
     contourner l’Afrique. Les créatures que je peins quelquefois sur mes
     meilleurs vélins les feraient plutôt douter du sérieux de mon art.
    Il montra du pouce un ailleurs général, par-dessus son
     épaule.
    — Ceux-là sont pour ces messieurs du parlement. Ils voient
     des nègres en Afrique. Ça les conforte dans leur conviction qu’ils ont tout
     compris. Les nègres sont à leur place, donc le monde est en ordre. Ils
     applaudissent mon imagination. C’est grâce à leur clientèle que nous pouvons
     servir à juste coût ceux qui ont vraiment besoin de nous.

    Le jeune aide écoutait le discours sans en saisir le sens. Il
     était gonflé de fierté d’être l’assistant d’un savant, une occupation
     autrement plus importante que le rinçage d’un pont à coups de faubert qui
     constituait la plus valorisante des activités des garçons de son âge
     embarqués à la pêche. Il regrettait que les pêcheurs qui constituaient son
     univers familial ne s’intéressent pas à des choses aussi belles. Le soir de
     son entrée dans l’atelier magique de maître Guillaume, son père lui avait
     répliqué qu’il n’avait que faire des peaux de mouton de monsieur l’érudit.
     Et qu’il allait lui ficher la paix avec ces bêtises s’il ne voulait pas
     embarquer vite fait à coups de sabots-bottes dans ses fesses de fainéant. Il
     tourna la tête vers François.
    — Ça veut dire quoi « imagination » ?
    — Imaginer, Yvon, c’est représenter ce que l’on n’a pas vu.
     Maître Guillaume sait les contours de l’Afrique grâce aux navigateurs mais
     ils ne sont pas allés voir dedans. Alors, il imagine les caravanes, les
     maures et les nègres.
    — C’est pas une imagination, les nègres. C’est sûr qu’il y a
     dans ces pays des sauvages tout noirs et des lions avec des crinières
     énormes. – Yvon haussa les épaules et tourna la tête d’une moue entendue. –
     Tout le monde sait ça !
    La protestation fit rire le maître et l’arrêta un
     instant.
    — Tu as raison, mousse. Tout le monde sait ça. Eh bien, il
     est sacrément plus malin que nous, le monde.
    Il vint s’appuyer des deux paumes au rebord de la table de
     François.
    — Tu te consacres avec conscience à une tâche rébarbative.
     Elle n’est pas gratifiante mais elle est utile. Ton marteloir d’une parfaite
     harmonie géométrique est le fondement d’un portulan. Il sera son squelette
     et sa raison. C’est sur lui que je construirai ma carte.
    Il suggéra de la main droite le trait imaginaire du dessin à
     venir.
    — Les pilotes prépareront leur route sur notre
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