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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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Une destination ambiguë excessivement
     lointaine où – selon son expression – l’on gagnait des fortunes en perdant
     son corps et son âme. Margarida se réclamait pourtant d’un bisaïeul
     navigateur presque aussi indistinct que Goa. Parti exercer en France la
     profession de pilote hauturier, Jean Alfonse avait un jour disparu.
     Valentina était revenue avec son fils – le grand-père de Margarida – à
     Arraiolos. La famille était fière de cet homme de mer insolite auréolé des
     vertus des découvreurs portugais, tracassée quand même par l’abandon
     inexpliqué de sa femme et de son fils. Il leur avait laissé en héritage la
     pratique du français, une langue courante chez les fidalgos mais à laquelle
     les femmes avaient rarement accès parmi les études sérieuses réservées aux
     hommes. Peut-être Margarida tenait-elle de son aïeul aventureux un nez
     finement sculpté mais volontaire, surmontant une bouche petite aux lèvres
     charnues. Peut-être aussi le secret de son charme troublant. À l’ombre d’un
     double arc de sourcils épais soulignant un front doucement bombé et pas plus
     large quenécessaire, ses yeux verts pailletés
     luisaient à l’abri de longs cils comme s’ils irradiaient une énergie
     intérieure.
    Son père était mort quand elle était enfant. Sa mère vivait
     toujours à Arraiolos avec sa tante, dona Zenóbia de Galvão. Margarida
     pouvait se flatter de l’affection filiale du nouveau vice-roi du Portugal.
     Le comte et la comtesse de Castelo Rodrigo vouaient en effet à son père une
     amitié construite de souvenirs de jeunesse et cimentée d’une estime
     admirative. Ils avaient étendu leur intimité à sa fille, née le même jour
     sagittaire que leur fils.

    Les convenances imposaient à la nouvelle veuve de se doter
     dans les meilleurs délais d’une compagnie que ne pouvait lui fournir une
     maison limitée à un maître d’hôtel et deux domestiques. Tante Zenóbia
     présentait le profil idéal. La senhora de Galvão avait tourné quarante-cinq
     pages de vie, uniformément vierges à l’exception de la page 16. À cette
     page-là, vingt-neuf ans plus tôt à Ksar el-Kébir, son époux tout neuf,
     écuyer de dom Sebastião, s’était évanoui dans le désert et dans l’histoire
     avec son roi. La terre des Maures avait absorbé son mari comme une goutte
     d’eau sous le soleil. Zenóbia avait revêtu à seize ans le linceul noir des
     regrets éternels promis si imprudemment aux défunts, qui rendait plus
     austères encore sa silhouette mince et son port rigide. Elle était confuse
     de partager avec tout un peuple l’horreur de la mort sans sépulture d’un
     jeune souverain dont personne n’avait pu expliquer la disparition sur le
     champ de bataille. Son cœur était assez lourd et patient pour s’être
     consacré à souffler sans faiblir sur la flamme résumant son bel écuyer de
     chair en un concept lumineux. Zenóbia accepta sans hésitation, comme un
     saint devoir, de quitter Arraiolos pour s’installer à Evora auprès de sa
     nièce.

Un lendemain maussade s’était levé sur Dieppe, réveillé en
     sursaut par l’angélus. Le jeudi traînait en longueur sous un ciel gris. Le
     plafond de nuages était remonté, taché de macules effilochées et sombres
     annonciatrices d’un retour du vent. Quand, très tôt comme la veille, Yvon
     alluma les chandelles au milieu de l’après-midi, un fâcheux encombrait
     l’atelier depuis plus d’une heure. Cet ancien conseiller au parlement de
     Normandie était glorieux d’avoir siégé à Caen au temps où Rouen prétendait
     ne pas reconnaître Henri IV. Affriandé par la renommée dont jouissait
     Guillaume Levasseur, M. d’Amblimont était très irrité. Il s’agaçait de
     constater que sa position sociale ne le rendait pas apte à saisir clairement
     les relations entre le nord marqué haut dans le ciel par l’étoile des marins
     et celui posé sur l’horizon par l’aiguille des boussoles. La connivence
     entre le cosmos et les humeurs profondes de la terre échappait à son
     privilège de tout comprendre mieux que le vulgaire. Les roses des vents
     peintes sur les mappemondes abandonnées ici et là sur les tables aux quatre
     coins de l’atelier et sur les murs accentuaient ce désagrément. Elles
     indiquaient en tous sens un nord multiple et frondeur. Leurs fleurs de lys
     désignaient au gré du cartographe la falaise du Bon Secours ou

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