La Sibylle De La Révolution

a-t-il pas
d’autres questions à se poser ?
    — Si. Quelles étaient les
activités de la victime ? Le symbole du compas et de l’équerre
signifierait qu’il était franc-maçon. Quant à ce fascicule en anglais,
peut-être l’individu avait-il des contacts avec Londres, mais s’il s’agit d’une
affaire d’espionnage, pourquoi cet étalage de cruauté ?
    Il y eut un silence. Les gens
dans l’auberge s’étaient éloignés d’eux. Les deux porteurs d’ordres armés de
piques impressionnaient. Ils faisaient passer leurs émotions à grandes lampées
de piquette à quelques tables de là. De même, le costume républicain du jeune
secrétaire rédacteur faisait son effet. Mais plus encore, c’est le visage
bonhomme et plein d’intelligence du conventionnel qui effrayait la clientèle.
    — Tu poses là les bonnes
questions, citoyen. Je peux répondre à quelques-unes mais pas à toutes.
D’abord, la victime n’est autre que Charles Dominique Saulx, vicomte de
Tavannes, qui fut colonel au temps de l’usurpateur et maréchal de camp lorsque
le peuple eut pris le pouvoir.
    — Un ancien militaire en
disgrâce ?
    Vadier eut un geste
d’impatience.
    — Non, son activité militaire
est de peu d’importance dans les faits qui nous préoccupent. Tavannes était
franc-maçon, membre de la loge des Amis réunis, puis de la Bienfaisance.
    — Cela ne nous explique pas la
présence du fascicule en anglais ?
    — Il s’agit des constitutions rédigées
par un pasteur du nom d’Anderson et qui représentent d’une certaine manière le
texte fondateur de cette confrérie.
    — Mais je croyais que les loges
accusées de fédéralisme avaient été sommées de suspendre leur activité.
    L’autre approuva :
    — C’est exact, toutes ont cessé
leurs réunions séditieuses, seules peut-être quelques irréductibles continuent
en province, mais elles n’ont aucun pouvoir. Une bonne partie de la tâche du Comité
de sûreté générale depuis sa création a été de les museler, mais, vois-tu, il
semble que des représentants issus de différents courants et obédiences se
soient unis au sein d’une organisation secrète, sous l’étendard d’un personnage
mystérieux que l’on connaît sous le sobriquet un peu romanesque de Philosophe
inconnu. Nous soupçonnions Tavannes d’être son bras droit. En fait, il était
placé sous surveillance constante, et voilà qu’on l’assassine à notre
barbe ! Tu conviendras mon ami que, quel que soit l’auteur de ce crime, il
a singulièrement manqué d’élégance. Nous cherchions par Tavannes à pénétrer les
secrets de cette organisation.
    Le jeune homme
réfléchissait :
    — Il a donc été tué pour éviter
de parler…
    — Ces gens auraient-ils employé
un moyen si… barbare ! Ce sont des francs-maçons, un peu mystiques et
fédéralistes mais essentiellement des spéculatifs, des intellectuels, des
bourgeois, voire des prêtres…
    — Alors, je n’y comprends
rien !
    Vadier eut ce sourire qui
déplaisait souverainement à Sénart. Ce sourire qui n’annonçait rien de bon.
    — C’est pourquoi je te charge
de cette enquête. Trouve qui a tué Tavannes et, mieux encore, donne-moi
l’identité de ce Philosophe inconnu et, crois-moi, mon ami, tu ne le
regretteras pas.
    Le jeune homme avait de nouveau
envie de vomir : il n’avait rien mangé depuis la veille au soir et ce n’était
pas le spectacle qu’il avait découvert en haut de la rue des Ménétriers qui
aurait pu arranger la situation. Pour combler le tout, on lui proposait un
travail dont il ignorait jusqu’à la manière de l’entreprendre.
    D’ailleurs, le conventionnel
semblait s’en rendre compte. Il se leva, remit son chapeau non sans avoir
soigneusement vérifié qu’aucune poussière ne s’y était déposée et
déclara :
    — Je vais te suggérer une
première piste, citoyen, lui lança-t-il gaiement. Rends-toi à la prison de la
Petite Force et demande M lle  Lenormand. Tiens, voilà une
autorisation pour l’interroger.
    Il lui tendit un document aux
armes du Comité de sûreté générale.
    Sénart aurait voulu lui
demander qui était cette fille et son implication exacte dans l’affaire, mais
Vadier, après un bref hochement de tête, se retourna et sortit de l’auberge,
laissant son malheureux subordonné avec une batterie de problèmes insolubles :
comment retrouver un assassin qui grimpait aux murs comme un chat, semblait
jouir d’une force monstrueuse et