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La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre
Autoren: Ian Caldwell
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j’ouvre la fenêtre, un vent glacial envahit la pièce, charriant la neige des buissons en contrebas. Avec précaution, je place Gil en position. Il a l’air d’un ange dans la lumière, bien malgré lui. En voyant le mouchoir couvert de sang qui colle à son bras, j’ai l’impression que tout se dissout autour de moi. Après un dernier regard, je l’abandonne au vide. En un instant, Gil n’est plus là.
    — Tom, scande la voix de Paul, si lointaine maintenant qu’elle semble venir d’un nuage de fumée. Saute !
    Je me retourne : Paul se débat dans les bras de Curry, essaie de l’entraîner vers la fenêtre, mais le vieil homme est beaucoup plus fort. Il pousse Paul vers l’escalier de service.
    — Sautez ! crient des voix par la fenêtre ouverte. Sautez maintenant !
    Les pompiers. Ils me voient d’en bas.
    Mais je me retourne encore et je hurle :
    — Paul ! Viens !
    — Vas-y, Tom ! l’entends-je dire une dernière fois. Je t’en supplie !
    Ses paroles sont plus étouffées, comme si Curry l’avait entraîné dans le brasier. Ces deux-là s’en retournent vers d’anciens bûchers, luttant comme des anges à travers les générations d’hommes.
    —  Saute ! est le dernier mot que j’entendrai dans la fournaise, et c’est Curry qui le prononce. Saute !
    Et une fois de plus, venant de l’extérieur :
    —  Vite ! Sautez !
    —  Paul !
    Acculé par les flammes, je recule vers la fenêtre. La fumée brûlante me saisit à la poitrine. De l’autre côté de la pièce, la porte qui donne sur l’escalier de service se referme. Il n’y a plus personne. Je m’élance dans le vide.
     
    Voilà tout ce dont je me souviens des événements qui précèdent la chute que la neige molle a amortie. Ensuite vient une explosion, comme une aube aveuglante en pleine nuit. Une seule canalisation de gaz est venue à bout du bâtiment tout entier. Et la suie commence à tomber.
    Dans le silence, je hurle. Aux pompiers. À Gil. À tous ceux qui veulent l’entendre : je l’ai vu. J’ai vu Richard Curry ouvrir la porte de l’escalier de service, entraînant Paul avec lui.
    Écoutez-moi.
    Au début, ils m’écoutent Deux pompiers s’approchent du brasier. Un médecin se penche sur moi, essaie de comprendre. Quel escalier ? Où est la sortie ?
    Les tunnels, dis-je. Ils vont sortir près des tunnels.
    Puis la fumée se dissipe, les tuyaux d’incendie nettoient la façade, et tout se transforme. On cherche moins, on ne tend plus l’oreille. Il ne reste plus rien, dit-on, dans l’extrême lenteur de leurs mouvements. Il n’y a personne là-dedans.
    Paul est vivant ! Je l’ai vu !
    Mais chaque seconde nous éloigne de lui. Chaque minute est une poignée de silice ajoutée au sablier. Au regard que Gil m’adresse, je comprends à quel point tout a changé.
    — Ça ira, dit-il au médecin qui examine sa plaie.
    Il se sèche la joue et se tourne vers moi.
    — Aidez plutôt mon ami, ajoute-t-il.
    Là-haut, la lune veille sur nous et, occultant ces hommes qui continuent d’arroser les décombres fumants de l’Ivy Club en silence, j’imagine la voix de Paul. C’est aussi un peu mon père. Sur le rideau noir du ciel, je vois son visage, si plein de certitude que je le crois, même maintenant.
    —  Alors, qu’est-ce que tu en penses ? me demande-t-il.
    —  Quoi ? Du fait que tu veuilles aller à Chicago ?
    — Que nous, nous allions à Chicago.
    Je ne me rappelle ni le lieu où l’on nous a emmenés cette nuit-là, ni les questions qu’on nous a posées. L’incendie n’en finissait plus de danser devant mes yeux et la voix de Paul de résonner à mes oreilles, comme s’il pouvait encore s’arracher au brasier. Je vis mille visages avant le lever du jour, porteurs de messages d’espoir : les flammes firent sortir les amis de leur chambre ; les sirènes arrachèrent les professeurs de leur lit ; même l’office à la chapelle fut interrompu en plein milieu. Et ces mille têtes se rassemblèrent autour de nous pour former une sorte de trésor itinérant, chaque visage représentant une pièce de monnaie, comme si le ciel avait décrété que l’évaluation de nos pertes passait par le décompte des survivants. Quelle sombre comédie jouaient les dieux ? Mon frère Paul, sacrifié à Pâques. La carapace de l’ironie, lâchée sur nos têtes.
    Cette nuit-là, nous survécûmes tous les trois, par la force des choses. Gil, Charlie et moi, de nouveau camarades de
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