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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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le
cadre étroit de son échec. L'aimerait-il encore ?
S'aimerait-il encore ?
    Voilà
ce qui se passait ce 8 octobre 1908. Un jury de peintres, graveurs,
dessinateurs et architectes avait tranché sans hésiter
le cas du jeune homme. Trait malhabile. Composition confuse.
Ignorance des techniques. Imagination conventionnelle. Cela ne leur
avait pris qu'une minute et ils s'étaient prononcés
sans scrupule : cet Adolf Hitler n'avait aucun avenir.
    Que
se serait-il passé si l'Académie des beaux-arts en
avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé
si, à cette minute précise, le jury avait accepté
Adolf Hitler ? Cette minute-là aurait changé le cours
d'une vie mais elle aurait aussi changé le cours du monde. Que
serait devenu le vingtième siècle sans le nazisme ? Y
aurait-il eu une Seconde Guerre mondiale, cinquante-cinq millions de
morts dont six millions de Juifs dans un univers où Adolf
Hitler aurait été un peintre ?

Adolf
H. : admis.
    Une
vague de chaleur inonda l'adolescent. Le flux du bonheur roulait en
lui, inondait ses tempes, bourdonnait à ses oreilles, lui
dilatait les poumons et lui chavirait le cœur. Ce fut un long
instant, plein et tendu, muscles bandés, une crampe extatique,
une pure jouissance comme le premier orgasme accidentel de ses treize
ans.
    Lorsque
la vague s'éloigna et qu'il revint à lui, Adolf H.
découvrit qu'il était trempé. Une sueur
citronnée rendait ses vêtements poisseux. Il n'avait pas
de linge de rechange. Mais peu importe : il était reçu
!
    L'appariteur
replia son papier et lui adressa un clin d'œil. Adolf lui
rendit un pétulant sourire. Ainsi, même le petit
personnel, même les surveillants, pas seulement les
professeurs, le recevaient avec joie à l'Académie !
    Adolf
H. se retourna et vit un groupe de garçons qui se
congratulaient. Il s'approcha sans hésiter et leur tendit la
main.
Bonjour,
je suis Adolf H. Je viens d'être reçu aussi.
    On
ouvrit le cercle pour l'accueillir. Le niveau sonore monta. Ce fut
une farandole d'accolades, de sourires, de noms que l'on se disait
pour la première fois, que l'on n'avait pas le temps de
retenir mais on aurait toute l'année pour mieux se
connaître...
    On
était en automne mais cette journée avait la fraîcheur
des vrais commencements et le soleil, de la partie, semblait rire
dans un ciel d'un bleu définitif.
    Les
garçons parlaient en même temps, personne n'écoutait
personne, chacun n'entendant que soi, mais cela revenait à
écouter les autres puisque tous les admis exprimaient la même
joie.
    L'un
d'eux, cependant, parvint à trancher le brouhaha en hurlant
qu'on devait aller fêter cela chez Kanter.
En
route !
    Adolf
glissa dehors avec eux. Il était solidaire. Il faisait partie
du groupe.
    En
franchissant le seuil de l'Académie, il remarqua derrière
lui un garçon immobile, seul au milieu du hall immense, qui
pleurait silencieusement des larmes dures.
    La
pitié effleura Adolf H., il eut le temps de songer « le
pauvre » puis, violemment, la félicité l'envahit,
une deuxième vague ravageuse, encore plus forte que la
précédente, car c'était désormais une
jouissance épaissie, enrichie, une jouissance double : la
jouissance d'avoir réussi flanquée de la jouissance de
n'avoir pas échoué. Adolf H. venait de découvrir
que le bonheur se fortifie du malheur d'autrui.
    Il
rejoignit ses compagnons. Les Viennois se rendaient-ils compte, cet
après-midi, qu'ils voyaient passer un groupe de jeunes génies
? « Patience, se disait Adolf, un jour ils saisiront. »
    Les
cris et l'allégresse moussaient d'effervescence sous les
plafonds de la taverne Kanter tandis que la bière coulait à
gros flots dans les chopes. Adolf H. buvait comme il n'avait jamais
bu. Ce soir, il était définitivement un homme. Lui et
ses nouveaux amis s'expliquaient les uns aux autres quels grands
artistes ils allaient être, comment ils allaient, à n'en
pas douter, marquer leur siècle, et ils commençaient
même à médire des anciens. C'était une
soirée historique. Adolf H. buvait de plus en plus, il buvait
comme on fait de la musique, pour être à l'unisson des
autres, pour se fondre en eux.
    C'était
la première fois de son existence qu'il ne s'affirmait pas
contre les autres mais avec eux. Il se savait peintre depuis des
années, il n'en avait jamais douté, cependant depuis
son échec de l'année précédente, il
attendait que la réalité lui donnât raison. Voilà
! Désormais, tout concordait ! Il était
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