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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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La
minute qui a changé
le cours du monde...

Adolf
Hitler : recalé.
    Le
verdict tomba comme une règle d'acier sur une main d'enfant.
Adolf
Hitler : recalé.
    Rideau
de fer. Terminé. On ne passe plus. Allez voir ailleurs.
Dehors.
    Hitler
regarda autour de lui. Des dizaines d'adolescents, oreilles
cramoisies, mâchoire crispée, le corps tendu sur la
pointe des pieds, les aisselles mouillées par l'affolement,
écoutaient l'appariteur qui égrenait leur destin. Aucun
ne faisait attention à lui. Personne n'avait remarqué
l'énormité qu'on venait d'annoncer, la catastrophe qui
venait de déchirer le hall de l'Académie des
beaux-arts, la déflagration qui trouait l'univers : Adolf
Hitler recalé.
    Devant
leur indifférence, Hitler en venait presque à douter
d'avoir bien entendu. Je
souffre. J'ai une épée glacée qui me déchire
de la poitrine aux entrailles, je perds mon sang et personne ne s'en
rend compte ? Personne ne voit le malheur qui me plombe ? Suis-je
seul, sur cette terre, à vivre avec autant d'intensité
? Vivons-nous dans le même monde ?
    L'appariteur
avait fini la lecture des résultats. Il replia son papier et
sourit dans le vide. Un grand type jaunâtre, sec comme un
canif, des jambes et des bras raides, interminables, maladroits,
presque indépendants du tronc et retenus par une attache
incertaine.
    Il quitta
l'estrade et rejoignit ses collègues, la besogne achevée.
Pas du tout le physique d'un bourreau mais la mentalité.
Persuadé d'avoir énoncé la vérité.
Un crétin du genre à avoir peur d'une souris mais qui,
pourtant, n'avait pas hésité à prononcer
calmement, sans trembler une seconde : « Adolf Hitler : recalé.
»
    L'année
précédente, déjà, il avait dit la même
horreur. Mais l'année précédente, c'était
moins grave : Hitler n'avait pas beaucoup travaillé et se
présentait pour la première fois. En revanche,
aujourd'hui, la même phrase devenait une sentence de mort : on
ne pouvait concourir plus de deux fois.
    Hitler
ne lâchait pas des yeux l'appariteur qui riait maintenant avec
les surveillants de l'Académie, de grands échalas de
trente ans en blouse grise, des vieux selon Hitler qui n'en avait que
dix-neuf. Pour eux, c'était une journée ordinaire, une
journée de plus, une journée qui justifiait leur paye à
la fin du mois. Pour Hitler, ce jour était le dernier de son
enfance, le dernier où il avait pu encore croire que rêve
et réalité s'accommoderaient.
    Le
hall de l'Académie se vidait lentement, telle une cloche de
bronze qui se débarrasse de ses sons et les envoie dans toute
la ville. Pour vivre le bonheur de l'admission ou la tristesse du
rejet, les jeunes gens partaient remplir les cafés de Vienne.
    Seul
Hitler restait là, immobile, assommé, livide. Tout d'un
coup, il venait de s'apercevoir de l'extérieur, comme un
personnage de roman : il est orphelin de père depuis des
années, de mère depuis l'hiver dernier, il n'a plus que
cent couronnes en poche, trois chemises et une édition
complète de Nietzsche dans sa valise, la pauvreté
s'annonce avec le froid, on vient de lui refuser le droit d'apprendre
un métier. Qu'a-t-il pour lui ? Rien. Un physique osseux, de
très grands pieds et de toutes petites mains. Un ami auquel il
n'osera pas avouer son échec tant il s'est vanté de
réussir. Une fiancée, Stéphanie, à qui il
écrit souvent mais qui ne lui répond jamais. Hitler se
voit tel qu'il est et il se fait pitié. C'est bien le dernier
sentiment qu'il voudrait s'inspirer.
    Les
appariteurs se sont approchés de cet adolescent en larmes. Ils
l'invitent à prendre un chocolat avec eux dans la loge du
concierge. Le jeune homme se laisse faire, il continue à
pleurer en silence.
    Au-dehors,
le soleil brille, joyeux, dans un ciel d'un bleu décapant,
fleuri d'oiseaux. Par la fenêtre, Hitler regarde le spectacle
de la nature et ne comprend pas. Alors,
ni les hommes ni la nature ? Personne ne se mettra à l'unisson
de mes souffrances ?
    Hitler
boit son chocolat, remercie gentiment les surveillants pour prendre
congé. Cette sollicitude ne l'a pas consolé : comme
toutes les attitudes des hommes, elle est générale,
fondée sur des principes, des valeurs, elle ne s'adresse pas à
lui personnellement. Il n'en veut plus.
    Il
quitte l'Académie des beaux-arts et va se perdre, à pas
menus, les épaules basses, dans la foule de Vienne. Cette
ville avait été magnifique, lyrique, baroque,
impériale, la scène de ses espoirs ; elle devenait
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