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La Gloire Et Les Périls

La Gloire Et Les Périls

Titel: La Gloire Et Les Périls
Autoren: Robert Merle
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découpant en morceaux, les servirent à la table familiale.
    — À vous ouïr, Sir Francis, ce n’était pas là un mets
fort ragoûtant.
    — Fort peu, en effet. Et pourtant, moi aussi, j’en ai
mangé de ce pain « chaudi », comme on l’appelait, et, croyez-moi, il
tombait tant lourd que pierre dans le gaster et son seul intérêt était qu’en le
remplissant il l’empêchait de vous douloir. Mais vous-même, My Lord,
n’avez-vous pas souffert de la faim dans la citadelle de l’île de Ré ?
    — C’est vrai. Mais qui diantre vous l’a dit ?
    — Madame de Bazimont, en m’apportant hier soir une
tisane dans ma chambre.
    Ah ! m’apensai-je, en me gaussant quelque peu in
petto, voilà limaille attirée derechef par un puissant aimant ! Et je
gage que, si je disais à la dame qu’une chambrière eût suffi à cet aimable
office, elle répondrait qu’elle avait jugé imprudent de permettre à ces légères
étoupes d’approcher d’une flamme si brillante.
    — Sir Francis, dis-je vivement, mes Suisses et moi,
avant d’être dans la citadelle en Saint-Martin-de-Ré, avions fait de
prévoyantes provisions, tant est que nous ne pâtîmes que du premier degré de la
faim : celui qui vous fait perdre quelques livres de chair. Mais le
second, celui qui fait fondre les muscles, rend votre démarche incertaine,
émascule votre voix, et vous réduit enfin en squelette, celui-là, nous l’avons
certes observé avec chagrin autour de nous dans la citadelle, mais la Dieu
merci, sans en pâtir nous-mêmes.
    — C’est vrai qu’il y a des degrés dans la faim, dit Sir
Francis, et la torture précisément vient de ce qu’on les descend un à un
jusqu’à la mort. On se demande bien pourquoi les païens et les chrétiens, dans
leurs descriptions des Enfers, ont inventé à l’envi des tortures savantes. Une
seule eût suffi, et la plus atroce de toutes : la faim, car elle apporte
avec elle la plus terrible dégradation de l’être humain, tant morale que
physique. Savez-vous ce que j’ai vu de ces yeux que voilà en La Rochelle ?
Deux femmes qui, dans la rue aux yeux de tous, se jetèrent sur le cadavre d’une
voisine pour la dévorer. Et personne n’eut la force, ni même peut-être le
désir, de les en empêcher.
    Le lendemain Sir Francis me parla derechef de ses
soldats – sujet qui le remordait si fort qu’il avait presque vergogne à
être chez nous si bien choyé.
    — Cette nuit, dit-il, le sommeil me fuyant, je suis
tombé dans un grand pensement de mes soldats, lequel m’a fait grand mal. J’ai
revu, dans mes mérangeoises, une scène affreuse, malheureusement trop
coutumière : vous savez qu’il est de règle, en garnison, de faire l’appel,
tôt le matin. Les soldats, au son de la trompette, se doivent rassembler dans
la cour, lavés, équipés, armés, se mettre en rang, chacun à sa place, se figer
au garde à vous, et attendre que le chef de leur unité les passe en revue. Or,
ce matin-là, suivi d’un seul exempt qui devait faire l’appel nominal des
hommes, je me traînai. Le trompette qui les avait réveillés était le seul des
cinq dont je disposais qui fut encore capable de souffler dans son instrument,
quoique faiblement et en sautant des notes.
    « Bien je me ramentois que j’attendis ce matin-là fort
longtemps dans la cour, vacillant, la tête vide, les jambes lourdes. À la
parfin mes hommes parurent, le pas chancelant, le souffle court, et comme ils
n’avaient plus la force de porter leurs mousquets, ils les traînaient derrière
eux sur les pavés. Vous avez bien ouï : ils les traînaient derrière
eux ! Quand enfin la cérémonie coutumière commença, l’exempt, qui faisait
l’appel d’une voix faible et sans timbre, s’arrêtait chaque fois que le nom
restait sans écho, le répétait et, si le silence se poursuivait, il écrivait D [80] en face du nom qu’il venait
d’appeler. Quand enfin cette interminable cérémonie fut finie, je lui
demandai : « Combien de D ? » Et il répondit : «  Trente
et un, Sir. »
    « Trente et un des miens étaient morts pendant la
nuit ! Depuis un mois, chaque matin, ce chiffre n’avait cessé de croître.
C’était l’exempt qui avait imaginé d’écrire «  D » au lieu de
«  Dead » sur sa liste, peut-être pour simplifier sa tâche, se
peut aussi par une sorte de pudeur.
    — Est-ce que les soldats se plaignaient de leur
sort ?
    — Assez peu. Les « damn ! », et
pis encore,
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