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Hergé écrivain

Hergé écrivain

Titel: Hergé écrivain
Autoren: Jan Baetens
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actuel ne comprend plus, par exemple, « Rapp !…
Noh dzem bûthsz » ( Coke en stock , p. 30), est-il si sûr de
saisir, pour peu que manque le dictionnaire, le sens exact
des mots rares qui émaillent les théories de jurons du
capitaine ? Autrement dit : la frontière entre le « compris »
et le « non compris » ne passe pas toujours entre le français et les langues étrangères (imaginaires ou non), elle est
aussi interne au français, et la fonction des langues inconnues est justement de révéler au sein de la langue qu’on
croyait connaître l’activité d’une zone d’ombre. En incorporant des éclats brillant par obscurité, c’est sa propre
transparence que le français incrimine. En obligeant le
lecteur à déclarer forfait au beau milieu du discours qu’il
survolait sans nul obstacle, la citation de la langueinconnue pourrait et devrait aussi le pousser à jeter le
soupçon sur le contexte, et à faire de celui-ci un ensemble toujours à comprendre et toujours à lire .
    C’est dire que le français demande, lui aussi, à être traduit ou, plus adéquatement peut-être, à être transformé , à
se doubler d’un autre qu’il porte en lui. En effet, pour peu
que le lecteur se rende compte qu’un certain nombre
d’éléments apparemment non problématiques, comme
par exemple le nom d’un personnage ou le nom d’une
ville à l’étranger, se prêtent au jeu de la traduction – révélant ainsi une surcharge de sens d’abord insoupçonnée –,
c’est l’ensemble du texte de la bande dessinée qui s’ouvre
potentiellement à ce genre de réinterprétation. Que
Bianca Castafiore, d’abord, doive se lire aussi comme
« Blanche Chaste-Fleur » ; que l’onomastique pseudo-arabe, ensuite, puisse se lire à la lumière du marollien (le
cheik rebelle « Bab-El-Ehr » se comprendra alors comme
« Bavard », du marollien « babbeleir », le nom de son pays
« Khemed » devenant « Je l’ai », du marollien « ’k hem
het’ », équivalent populaire de « Euréka », désignation
autoreprésentative parfaite d’un terme dont on cherche
justement… le sens !) ; que la langue bordure, enfin, livre
peu à peu ses secrets (ne fût-ce qu’à l’aide du contexte, qui
permet généralement de ne pas trop s’y tromper), entre
autres, tous ces exercices de traduction insinuent dans
l’esprit du lecteur qu’il pourrait bien y avoir aussi anguille
sous roche dans les termes a priori moins suspects du français lui-même.
    Du moment qu’un tel déclic s’opère, plus rien n’est
capable d’arrêter la recherche du lecteur, qui se met à lire
« loup » dans le nom de Milou, scrute les sous-entendus
des injures du capitaine (trop bizarrement « polies » et
trop curieusement « littéraires » pour ne pas mettre la
puce à l’oreille), sonde le pourquoi du découpage syllabique des mots (dans l’espace réduit des ballons, l’insertion des lettres et des vocables obéit parfois à une logique
plus visuelle que traditionnellement linéaire) et enfin
multiplie les rapports entre, d’une part, cette duplicité au
niveau du texte, c’est-à-dire au niveau des éléments linguistiques inscrits ou dessinés dans Tintin , et, d’autre
part, la thématique plus générale de l’enquête où, dans la
tradition boy-scout dont Tintin est issu, les codes secrets
et les langages codés sont tout à fait monnaie courante.
Bref, le caractère contagieux des langues étrangères injecte
dans Tintin une sorte de bilinguisme interne ou intérieur ,
qui transforme la langue des albums en une langue virtuellement double, en la traduction d’une langue sous-jacente que la lecture se doit de mettre à jour. À ce niveau, Tintin est intraduisible pour une première fois, puisque le
texte des albums apparaît moins comme un texte susceptible d’être traduit en d’autres langues que comme un texte
lui-même déjà traduit d’un original problématique (car
dépendant des capacités herméneutiques d’un lecteur
idéal devenu presque introuvable). Pour « traduire » une
telle structure feuilletée, il ne peut suffire de « traduire »,
il faut carrément tout récrire (une réécriture en créole ou
en joual, par exemple, pourrait sans doute en donner une
idée).
    À cela s’ajoute un second mécanisme, qui va renchérir
encore sur le principe de l’intraduisibilité signalée plus
haut. Il concerne la pénétration du texte dans l’image et vice
versa. Cette
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