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Ève

Ève

Titel: Ève
Autoren: Marek Halter
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tenait, le poing encore serré sur son arc de chasse. Adah, son autre épouse, ses fils, Yaval et Youval, et mes demi-sœurs, Noadia et Beyouria, l'entouraient, montrant toutes les marques usuelles de respect.
    À leurs pieds, sur l'un des tapis que j'avais tissés, étaient étendus les corps de notre aïeul Caïn et de mon frère Tubal.
     
    La plainte de ma mère rebondit contre les murs. Elle se précipita sur le cadavre de Tubal. Un linge de lin gorgé de sang lui recouvrait la tête. Ma mère Tsilah ne put se retenir : elle l'ôta pour baiser les lèvres de son fils bien-aimé. Elle poussa un cri qui nous glaça d'effroi : la face qu'elle découvrit n'avait plus de bouche. Le visage de Tubal, le plus beau qu'on eût vu chez les hommes du pays de Nôd, n'était plus que sang, os et chairs broyés.
    Je restai clouée sur place, incapable du moindre mouvement. Pas même de m'agenouiller près des morts, pas même de relever ma mère.
    Le corps immense de notre aïeul Caïn m'effrayait plus encore que la dépouille de Tubal, mon aîné, lui qui était pourtant si cher à mon cœur. Avant ce jour, je n'avais vu notre aïeul que de loin, et rarement. Il se tenait à l'écart d'Hénoch, errant dans ce pays de Nôd, le nôtre, où Élohim l'avait banni il y avait de cela presque mille années.
    Il était immense, plus que nous tous. Étendu là, immobile, il réduisait l'apparence de Tubal, pourtant puissant et musclé, à celle d'un jeune garçon. Sa chevelure et sa barbe, aussi rouges que le soleil du crépuscule, étaient si foisonnantes qu'on eût dit un buisson. À peine pouvait-on discerner son visage au travers. Sa vieille peau était si racornie et si usée qu'elle faisait songer à de l'écorce. Des fourrures de bête mal cousues et râpées lui servaient de vêture. Une hache de bronze, large comme ma taille, pendait à sa ceinture.
    Mon père Lemec'h n'avait pas retiré de sa poitrine la flèche qui l'avait tué.
     
    L'apostrophe cinglante de ma mère Tsilah me fit sursauter :
    — Lemec'h ! Lemec'h ! Toi qui m'as engrossée deux fois, toi qui m'as poussée dans la douleur de la naissance, comment as-tu pu tuer ton fils et ton aïeul ?
    Les paupières béantes sur ses yeux d'aveugle plus blancs, secs et délavés que les pierres de la montagne de Zagroz, mon père tendit sa main libre devant lui comme pour se protéger. Ses lèvres frémissaient. Du sang noir luisait sur le devant de cuir de sa tunique de chasse. Il leva son arc, tourna la tête à gauche et à droite.
    — Êtes-vous là, tous ceux de ma descendance ? demanda-t-il de sa voix rauque.
    Adah, mère de ses premiers fils, toucha son bras.
    — Je suis là, moi, Adah, dit-elle précipitamment. Et Yaval et Youval, et tes filles, nous sommes tous là à ton côté.
    — Oui, tous ! s'écria ma mère Tsilah. Tous, sauf celui qui n'est plus, car tu l'as tué. Tous, sauf Tubal, notre fils ! Il est à tes pieds, noyé dans le sang de la vie morte, car son père est un meurtrier. Et où va-t-il aller maintenant ? Élohim accueillera-t-Il près de Lui ce fils d'une lignée maudite par la faute de ses hommes ?
    Mon père se voûta un peu, appuyé sur son arc. Ses yeux blancs fouillèrent la cour comme pour y distinguer des visages. Ils s'immobilisèrent sur moi.
    — Est-ce toi qui es là, devant moi, Nahamma, ma fille ? Je sens le parfum de ta beauté. Je le sentirais même au milieu de la foule.
    Je frissonnai. Dans sa nuit d'aveugle, mon père avait ce don : notre souffle et notre chaleur lui suffisaient pour deviner notre présence.
    — Oui, c'est moi. Je suis devant toi, mon père.
    — Nahamma, entends-le : la mort de ton frère me brise le cœur. Je l'ai aimé autant que je t'aime. Dans mes yeux morts, je conserve l'image de vos deux faces. Jusqu'à ce jour, elles ont été mon bonheur le plus grand. Élohim vous a voulus aussi beaux et parfaits qu'un homme et une femme puissent l'être. Mais Il a voulu aussi cette fin de Tubal.
    Un murmure enfla dans la cour. Je crus que ma mère allait de nouveau s'emporter. Tranchant l'air devant lui d'un mouvement de son arc, mon père imposa le silence.
    — Écoutez-moi ! Écoutez votre père : Lemec'h n'est pas un meurtrier. Rien de ce qui est advenu n'est le fruit de ma volonté ou de mon désir. Au contraire, au contraire ! Élohim a décidé ce qui est. Je n'ai été que Son bras.
    Ma mère ne se retint plus. Le sang de Tubal maculant son visage, sa tunique, ses mains, elle
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