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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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conseiller, comment on peut s’entraider. Si tu ne connais plus ton voisin, ou s’il s’échappe quand tu lui parles, quelque chose te manque terriblement et il faut t’en aller. Je n’imagine plus d’avenir à Butare, parce que l’envie, de personne ni de rien, ne m’attend plus là-bas.
    Après le génocide, c’est donc devenu égal d’habiter n’importe où ; alors tu t’installes là où la vie te pose. Moi, maintenant, je suis capable de m’intégrer dans n’importe quelle société, si je trouve un boulot et un toit. À Nyamata, plus personne n’est où il devrait être. Il y a des rescapés de la région qui ne retrouvent plus leur place de jadis, d’anciens exilés tutsis du Burundi ou d’Ouganda, des réfugiés hutus du Congo qui se sentent mal à leur place. Il y a aussi beaucoup de pauvreté dans les esprits et dans les logis. Mais je répète souvent aux personnes plaintives : après un génocide, celui qui a conservé la chance d’exister quelque part, il doit en profiter et y rester sans murmurer.
    Moi, je sens que, lorsque quelque chose de bon reviendra pour moi, ce sera à Nyamata, parce que c’est ici que je me suis retrouvée. À Nyamata, je voyage à travers les collines, je parle avec beaucoup de gens de leur for intérieur. J’aime visiter les gens, discuter. J’aime être à côté de mes enfants, leur préparer le repas, leur réparer le vêtement, c’est tout.
    Si je ne visite pas les pays étrangers, si je n’achète pas la jolie robe que j’ai remarquée dans une vitrine de Kigali, si je ne suis pas invitée à la fête d’un mariage, ça ne me tracasse plus comme auparavant. Je ne suis plus envieuse de ce que je n’ai pas. Je n’éprouve pas le besoin ou le désir de faire des choses précipitamment, sous prétexte que j’ai failli mourir et que j’aurais pu ne plus être là pour les faire. Je n’ai même pas encore gratté de petit jardin dans mon quartier comme celui de Butare.
    Non, la guerre n’a pas abîmé ma tranquillité. Moi, j’ai une chance inouïe, car il y d’autres gens qui ont accompli plus qu’il n’était possible d’accomplir pour échapper aux machettes et qui ont été tués quand même. Moi, je vis encore. Si j’ai cette chance, il faut que le plaisir m’emmène à une vitesse calme qui me convienne, ni lente ni excessive. Je regarde le temps aller son train, je ne lui cours pas après, je ne le laisse pas toutefois filer sans mot dire.
    Beaucoup de gens passent leurs journées sans rien faire, ne veulent plus chercher du travail, ne veulent plus construire de murs ; ils sont dépassés. Ils sont aplatis sous les deuils, ils ont été recouverts par des assemblages de malheurs, ils n’essaient plus de regarder par où ils pourraient un peu se dégager.
    Il y en a qui veulent que la vie s’immobilise après le génocide pour ne plus se regarder et se considérer. Ils répètent, pourquoi je n’ai pas pu sauver ma maman ? Pourquoi je n’ai pas pu sauver mon enfant ? Ils se dégoûtent d’être encore là, en vie, tout seuls. Ils racontent : « La famille était réunie, les tueurs ont fait du bruit, on s’est enfuis ; quand on est revenus, la maman, les enfants, étaient découpés dans le sang. » Il y a beaucoup de gens qui se sentent blâmables d’être vivants, ou qui pensent qu’ils ont pris par hasard la place d’une personne valable, ou qui se sentent simplement de trop.
    Moi aussi, j’ai laissé de nombreuses connaissances, très intimes, derrière moi. Je suis parfois prise de chagrin, mais jamais de remords. Mes parents sont morts le 8 avril, et je ne l’ai même pas appris à l’époque car je ne pouvais ouvrir ma porte. Le jour de notre fuite, j’ai regardé beaucoup de mourants derrière nous. Et je suis en vie, et je ne me reproche rien.
    Ça a été, ça ne devait pas être, mais ça a été. Je ressens de la douleur à cause des connaissances disparues. Mais, ces personnes, même si elles ont été taillées à la hache, même si elles ont eu une très mauvaise mort, elles devaient quand même mourir ce jour-là sans moi. Qu’est-ce que je devais faire ? Je devais m’affoler ? Je devais rester pour mourir avec elles ? Non. Je me dis, l’existence est finie pour elles, mais elle persévère pour moi. Je vais simplement penser à elles, à nous, avec tristesse, toute ma vie.
    Il y a eu beaucoup de morts autour de moi ; mais je ne veux pas être déçue de la vie, car il y a aussi beaucoup
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