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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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de vivants. Je n’aime pas les refuges où se plaindre et s’abandonner. Ce sont d’identiques faiblesses de quitter le Rwanda à cause des frayeurs de massacres et de rester la journée assis à répéter : « Si je fais des briques pour un logis, on va me le démolir, si je couds un bel habit, on va me le déchirer… », de n’attendre rien de bon, ni de soi ni des autres, recroquevillé sur son nuage noir.
    Bien sûr, souvent, moi aussi je me suis sentie très humiliée dans un grand nombre de situations. Je vivais dans une famille très talentueuse et elle a été décimée ; un beau destin m’avait choisie et il m’a délaissée ; j’avais le projet d’étudier à l’université et j’ai abandonné. J’ai été une fuyarde, une réfugiée, presque une mendiante, j’ai attendu qu’on me donne de maigres aumônes de nourriture, j’ai vécu dans la saleté et la pitié. Mais maintenant tout cela est déposé à côté de moi. Si la vie continue, elle doit continuer absolument ! Quand la santé n’est pas bonne, quand les tâches paraissent encombrantes, quand les déceptions surgissent çà et là autour de la maison, peu m’importe ; tous les matins, j’attrape la bonne humeur au passage.
    Au fond de moi, rien d’important n’a changé. Ma vie a été déviée, les gens du voisinage ne sont plus les mêmes, mon travail n’est pas celui que j’avais préparé, mais je veux être la même personne. Je ne cherche pas dans le génocide des prétextes à renoncer ou à m’excuser. Je ne sais pas si vous pouvez me comprendre.
    À Butare, je me souviens des militaires français, qui transpiraient dans leurs joggings neufs au petit matin. Les premiers jours du génocide, ils se sont envolés en poussant tous les Blancs devant eux. Pourquoi étaient-ils là, s’ils ne pouvaient manier leurs fusils ? Pourquoi ont-ils quitté à la sauvette, s’ils ne savaient rien ? Je l’ignore, mais je sais que les Blancs n’ont jamais voulu ouvrir les deux yeux sur le génocide.
    Les cameramen de télévision et les journalistes, eux, ils venaient et ils voyageaient. Ils regardaient mais ils ne voyaient que les événements remarquables, si je puis dire. Ils voyaient les cortèges de Hutus qui se déplaçaient sur les routes du Congo et ils commentaient : « Regardez-les, voilà des victimes de la guerre qui échappent à la mort. » Ils voyaient l’armée du FPR qui entrait dans les régions et ils expliquaient : « Voilà les militaires tutsis qui gagnent la guerre ethnique et qui chassent les Hutus. » Mais les gens qui s’étaient cachés dans la vase des marais, entre les plafonds des maisons, au fond des trous de puits, sans toutefois pouvoir se déplacer d’un pas durant des semaines, il n’y avait personne pour aller s’inquiéter d’eux. Sur les écrans de télévision, les reporters ont dit : « Ceux qui n’ont pas été tués sont ceux qui essaient de ne pas mourir sur les longues routes des camps », et finalement ils ont complètement oublié les rescapés des massacres.
    Alors, les survivants, à qui pouvaient-ils parler ? À personne. Ils étaient coincés entre ceux qui venaient et ceux qui partaient, et ça les poussait plus encore sur le bas-côté. Cela nous était barbare. Cette sécheresse de cœur nous semblait impitoyable. On avait survécu aux machettes pendant des semaines, on avait traversé le pire sans personne pour nous tendre la main, et déjà on ne comptait plus dans la situation. Même maintenant, après des années, ça n’a pas beaucoup changé. Il y a toujours des vérités dissimulées ou mal décrites sur les rescapés, qui empêchent les étrangers de reconnaître le génocide sans suspicion. Je veux dire d’en être alarmés.
    Je propose une petite explication : les Blancs qui ont calmement regardé le génocide, ils se sentent gênés de leur assoupissement, de leur tromperie, donc ils préfèrent à présent confondre les tueries, mélanger les guerres et les pays, éviter la simple vérité et ainsi ne plus rencontrer trop de rescapés. Alors, les rescapés perdent eux aussi la considération pour la vérité et ils se disent : bon, puisque les autres s’arrangent avec leur vérité, à quoi bon nous intéresser aux autres ?
    Une autre constatation importante est qu’il est difficile pour un Blanc de comprendre certaines attitudes africaines. Je présente une situation fréquente chez nous. J’ai un bon voisin, nous semblons bien, nous
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