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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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sommes calmes. Un jour, il se raidit à mon sujet, il me reproche quelque chose sans toutefois le dire. Il le rumine et son regard se durcit. Si je perçois à temps son mauvais œil, je vais contacter un ami et lui expliquer qu’une chose ne va pas entre nous. L’ami va trouver le voisin et parler avec lui. Peut-être va-t-il revenir vers moi et me dire : « Ton voisin, il te fait grief de ça, prends tes précautions. » Moi, ou bien je vais me lever pour lui donner une explication, ou bien je vais prendre mes distances. Sinon, une dispute très grave peut éclater. Un Africain, s’il garde au fond de lui un mauvais sentiment, il peut exploser en une soudaine violence qui le dépasse. Ce caractère africain est à l’origine de tueries très inattendues. Quand elles surviennent, les Blancs nous observent et ils disent : « Tiens, ce sont encore les Congolais, les Sierra-Léonais, les Angolais qui s’entre-tuent et ça finira par passer. »
    Toutefois, au Rwanda, après quelques jours, les Blancs ne pouvaient pas ne pas comprendre qu’il ne s’agissait plus de massacres coutumiers, mais d’un génocide, et ils n’ont pas agi. Voilà pourquoi, à l’avenir, ils laisseront une tache sur les rescapés pour dissimuler leur méprise.
    Quand je discute avec des connaissances pour comprendre le génocide, on avance trois idées. La première tient à la vie matérielle et à la pauvreté. La deuxième idée concerne l’ignorance. La troisième tient au grand nombre de gens influençables et de gens influents. Huit Rwandais sur dix ne savent pas lire ; il était donc facile de leur inculquer n’importe quelle mauvaise pensée s’ils trouvaient leur avantage matériel. Avant la guerre, je ne remarquais aucune différence appréciable entre les Tutsis et les Hutus, puisqu’on se fréquentait, on s’échangeait des verres et on s’entraidait. En un jour, ils ont sorti les lames déjà bien brillantes. Certainement avaient-ils caché une haine en eux qu’ils ne parvenaient plus à évacuer comme il faut. Mais ce n’est pas une explication qui tient face à une extermination.
     
    *
     
    Depuis, je cherche une indication que je n’arrive pas à découvrir. Je sais que les Hutus ne se sentaient pas à l’aise en face des Tutsis. Ils ont décidé de ne plus les voir nulle part, pour se sentir à l’aise entre eux. Mais pourquoi ? Je ne peux pas répondre. Je ne sais pas si je porte sur mon visage ou sur mon corps des marques particulières qu’ils ne supportent pas. Quelquefois je dis non, ce ne peut pas être ça, être élancée, être fine, être douce de traits, toutes ces bêtises-là. Quelquefois je dis oui, c’est pourtant bien ça qui a germé dans leur intimité. C’est une folie extrême que même ceux qui ont tué ne parviennent plus à envisager. Ceux qui devaient être tués encore moins.
    Sur les collines, je bavarde parfois avec des familles qui ont participé aux tueries. Elles disent qu’elles regrettent ce qu’elles ont fait, ce que leurs hommes ont fait. Elles expliquent : « On nous a dit : “Tuez des Tutsis, vous aurez des maisons, vous aurez des parcelles.” Mais on ne sait pas comment ça a pu se passer. » Je ne les comprends pas quand elles me parlent ainsi, mais je peux les écouter. Au fond de moi, il n’est pas question de pardon ou d’oubli, mais de réconciliation. Le Blanc qui a laissé travailler les tueurs, il n’y a rien à lui pardonner. Le Hutu qui a massacré, il n’y a rien à lui pardonner. Celui qui a regardé son voisin ouvrir le ventre des filles pour tuer le bébé devant leurs yeux, il n’y a rien à pardonner. Il n’y a pas à gâcher des mots à parler de ça avec lui. Seule la justice peut pardonner. Il faut d’abord penser à une justice pour les rescapés. Une justice pour offrir une place à la vérité, pour que s’écoule la peur ; une justice pour se réconcilier.
    Je garde l’espoir dans l’avenir, parce que des relations bougent sur les collines, des gens se frôlent timidement. Peut-être, un jour, une cohabitation ou une entraide repasseront entre les familles de ceux qui ont tué et de ceux qui ont été tués. Mais quant à nous, c’est trop tard, parce qu’il y a désormais un manque. On avait fait des pas dans la vie, on a été coupés, et on a reculé. C’est trop grave, pour un être humain, de se retrouver derrière la marque où il se trouvait dans la vie.
    Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rencontré personne
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