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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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plus loin.
    Quand elle approche d’une masure de pisé, elle appelle avec politesse pour s’annoncer, serre les mains de tous les enfants qui déboulent des parcelles et bosquets des environnants. Elle visite un enclos, inspecte une fuite sous une tôle, observe les uniformes et les cahiers scolaires, s’enquiert de la poule, parle semences, insomnies, fugues, avec les enfants et les adolescents. Elle s’assied sur un tronc d’arbre, bavarde d’une voix paisible et enjouée, elle écoute sans se soucier du temps. Un calepin relié de cuir et un Bic qu’elle tripote entre ses doigts fébriles sont ses outils de travail. Sous une allure joyeuse, Sylvie se montre pragmatique, exigeante et méticuleuse.
    Avec ses économies, elle a acheté une vache à chacun de ses cinq enfants, elle vient d’ouvrir ce restaurant La Permanence pour entretenir la famille élargie qui peuple sa maison. Elle déborde d’énergie parce qu’elle aime son travail. Elle est coquette parce qu’elle « ne recule pas dans l’âge », chaque jour elle revêt une tenue différente, robe fleurie, jean moulé ou pagne bariolé. Elle se montre allègre, et d’une étonnante lucidité sur le monde alentour. Lorsqu’elle raconte son histoire, elle se pince parfois l’arête du nez et ferme les yeux, écoute un long moment les chants des grillons pour contenir deux larmes.
     



Sylvie Umubyeyi, 34 ans, assistante sociale Nyamata Gatare
    Pour le voyage, on s’était assemblés à trois ou quatre familles dans un grand véhicule et on avait suivi la route de Kirundo. Le mois de juin penchait sur sa fin. Moi, j’étais une survivante de Butare, mais je n’emportais pas l’espoir de poursuivre jusque chez moi, car les tueries là-bas n’étaient pas terminées.
    En ces jours-là, il était encore impensable de se déplacer vers n’importe quelle préfecture. Nous avons donc traversé le Bugesera, que je ne connaissais pas. C’était la première région à connaître une petite sécurité, parce que le génocide venait d’y être interrompu. Elle ressemblait à un grand désert. On ne pouvait encore pas se disperser dans les secteurs environnants, et les passagers qui s’éloignaient de la route, par exemple pour trouver à manger dans les champs, devaient être accompagnés, de crainte de maraudeurs interahamwe.
    Quand nous sommes arrivés à Nyamata, nous ne pouvions aller plus loin ; on nous a déposés à la commune. Nous avons cherché un toit, une ou deux familles par chambre. Avant la guerre, on disait de Nyamata qu’elle était une bonne petite ville. Mais dès le premier coup d’œil j’ai vu qu’il y avait eu trop de guerre, trop de maisons brûlées, trop de cicatrices et d’infirmités sur les personnes. La ville était plus que souillée. Il y manquait surtout beaucoup de gens. Sur la route, j’avais pris connaissance des massacres dans les églises, je savais que presque tous les habitants avaient disparu, comme à Butare. Mes impressions immédiates ont été que le destin serait ici très démoli.
    Très vite, on a vu aussi dans le détail que l’existence des vivants était bouleversée, comme si chacun peinait à chercher la sienne pour son propre compte. On devinait que les gens se fichaient de tout, ils n’entrevoyaient plus l’avenir, il n’y avait d’espérance nulle part, les esprits des gens semblaient très handicapés. Je donne un exemple. On entrait par hasard dans un logis détérioré pour faire une visite de bonne entente ; on voyait une petite famille par terre ; on disait à l’homme : « Toi, pourquoi dors-tu comme ça, dans la poussière et dans le dérangement, sans prêter attention aux tiens ? » Il répondait, sans même se lever : « Ce n’est plus intéressant pour moi. J’avais une femme, elle est morte. J’avais une maison, elle est écrasée. J’avais des enfants, plusieurs sont tués. Ce qui m’importait, je l’ai perdu complètement. »
    Moi, j’avais voyagé avec mon mari, mes deux enfants, des petits frères et sœurs et un nouveau-né mis au monde pendant le génocide. Les trois premiers mois à Nyamata, je suis restée sans presque sortir de la maison, accaparée de corvées du ménage. La vie était très difficile parce qu’il n’y avait rien. On devait passer quatre ou cinq heures sans trouver même un plein seau d’eau à boire ; la nourriture la même chose, le bois la même chose.
    Ce n’était pas un problème de ne connaître quiconque de la
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