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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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marchent, des bassines de manioc sur la tête, des bébés drapés sur leurs reins. On croise de rares camionnettes et des minibus appelés « Dubaï », leurs amortisseurs affaissés sous la surcharge de passagers.
    À l’extrémité d’une passerelle posée au-dessus des eaux vaseuses du fleuve Nyabarongo, un large cercle de voyageurs, affalés sur des ballots d’étoffes, attendent des places dans les véhicules de passage. À perte de vue, de part et d’autre de la passerelle, des myriades d’ibis sacrés picorent au milieu de gangas noirs à queue ronde et de poules sultanes flottant entre les roseaux. Au-delà s’étend le Bugesera et commence la commune de Nyamata.
    Le territoire de la commune est délimité par trois cours d’eau marécageux. Au nord et à l’est, le Nyabarongo, bordé des marais de Butamwa ; à l’ouest, la rivière Akanyaru, bordée des marais de Nyamwiza ; au sud, le lac Cyohoha et les marais Murago. Ces vallées boueuses, couvertes de papyrus et de nénuphars géants, quadrillent les quinze collines de Nyamata.
    À l’entrée de la commune, une ficelle tendue en travers de la route signale le poste militaire. La piste pénètre alors dans un paysage rouge et vert. Rouge ocre d’une latérite qui se collera désormais aux vêtements, à la peau, qui recouvrira les sols ; vert pâle des bananeraies, des papyrus et des arbustes et broussailles. Les maisons du premier village, Kanzenze, sont en pisé et en tôle. Trois cabarets – qui sont au Rwanda ce que sont les maquis en Côte d’Ivoire ou les terrasses au Congo – concentrent, face à deux entrepôts, l’essentiel de la vie publique de l’endroit.
    Sur la droite, un chemin à peine carrossable grimpe dans une forêt d’acacias, et mène sur les hauteurs de Kibungo. Plus loin, un sentier descend vers l’école de Cyugaro, qui sera souvent mentionnée dans les récits parce qu’elle servait de refuge ; il plonge plus loin sur les marais Nyamwiza évoqués par Jeannette. Dans les branchages se répondent des perruches et des perroquets jaco au bec crochu.
    Le village de Kibungo n’accueille plus de voiture depuis belle lurette. Le substitut du procureur, le conseiller communal, le secrétaire du rectorat s’y rendent en moto de service. Le directeur d’école et les instituteurs, quelques commerçants et éleveurs, montent à vélo, le plus souvent chargés de bidons et de caisses. Les autres, des femmes qui reviennent du marché, des adolescents qui sortent du collège, des choristes paroissiaux, des cultivateurs partis vendre une chèvre ou un sac, marchent à travers la forêt en une colonne ininterrompue. À une ultime bifurcation, les piétons escaladent un raccourci dans le lit pierreux d’un torrent de montagne et retrouvent les cyclistes aux premières maisons de pisé.
    Sur l’esplanade du village, une femme est adossée à sa maison, assise sur un banc. Elle s’appelle Francine Niyitegeka. Elle sourit et présente son nourrisson, Bonfils, qu’elle tient dans ses bras. Sa nièce, Clémentine, est à son côté. Elle est habillée d’un pagne fleuri et vert, un tissu assorti enroulé en turban autour de ses cheveux. Sa beauté se remarque de loin ; de près, tous ses gestes sont empreints d’une grâce indicible. Elle s’apprête à prendre à pied le chemin du dispensaire, distant d’une vingtaine de kilomètres, parce que son bébé souffre d’un brutal accès de malaria. L’apparition d’une voiture étrangère, aubaine inespérée en ce torride après-midi, l’incite à surmonter sa timidité. Elle rit et, en bonne Africaine, négocie le premier entretien contre un transport aller-retour en voiture. Le premier jour, elle évoque ses souvenirs par bribes, avec parcimonie ; elle décrit un drame par ellipses délicates. Sa méfiance se dissipe au fil des rencontres. Elle se montre même souvent bavarde, et parfois gaie.



 

Francine Niyitegeka, 25 ans, commerçante et agricultrice Colline de Kibungo
    Mes parents avaient été chassés de leur terre natale, l’année de l’indépendance, sur un camion de l’administration belge, pour venir éclaircir une parcelle de brousse sur la colline de Kibungo. Ici, avec les Hutus du voisinage, on ne s’était jamais sincèrement mélangés. Chacun vivait au milieu de son ethnie, personne ne se querellait. Il y avait beaucoup d’inégalités dans les relations, mais tout de même une entente.
    C’est un ou deux mois avant le génocide que
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