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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie
Autoren: Jean Hatzfeld
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n’avaient pas de parcelles plus grandes et ils n’avaient pas plus de santé et d’éducation que les Hutus.
    Je ne vois pas grand avantage ou désavantage à dire ça maintenant. Je le fais dans le doute, parce que trop de gens ne sont plus là pour pouvoir parler à leur place, tandis que le sort m’a prêté l’opportunité de parler à la mienne.
    Les Hutus souffrent toujours d’une mauvaise idée sur les Tutsis. C’est notre physionomie qui est l’origine du mal, voilà la vérité. Nos muscles qui sont plus longs, nos traits qui sont plus fins, notre marche qui est plus raide. Notre prestance de naissance, je ne vois que ça.
    Ce que les Hutus ont fait, c’est plus que de la méchanceté, plus qu’un châtiment, plus que de la sauvagerie. Je ne sais rien dire de plus précis ; car si une extermination se partage en conversation, elle ne peut pas s’expliquer de façon acceptable, même entre ceux qui l’ont vécue. Il surgit toujours une nouvelle question que l’on n’avait pas prévue.
    Ma famille est morte, et moi, suite à mes maux de tête, je ne peux plus cultiver au soleil. Je ne sais pas pourquoi Dieu m’a choisie pour ne pas mourir, puisque j’étais prête à expirer, et je le remercie. Mais je pense à tous ceux qui ont été tués, à tous ceux qui ont tué. Je me dis, le premier génocide je n’y croyais pas, alors, sur la possibilité d’un deuxième, je ne peux pas répondre. Franchement, je crois que les suppressions de Tutsis sont terminées pour notre génération ; par après, personne ne peut prédire notre futur. Je sais que nombre de Hutus blâmaient ces massacres, qu’ils se sentaient obligés. Je vois que des Hutus baissent les yeux de se sentir très coupables. Mais, je n’entrevois guère de bonté dans le cœur de ceux qui reviennent sur les collines, et je n’entends personne demander pardon. De toute manière, je sais qu’il n’y a rien à pardonner.
    Parfois, quand je suis assise seule, sur une chaise, à la véranda, j’imagine une possibilité : si, un jour lointain, un cohabitant s’approche lentement de moi et me dit : « Bonjour Francine. Bonjour à ta famille. Je suis venu te parler. Voilà, c’est moi qui avais coupé ta maman et tes petites sœurs, ou c’est moi qui avais essayé de te tuer dans le marais. Je veux te demander pardon » ; alors, à cette personne-là, je ne pourrais rien répondre de bon. Un homme, s’il a bu une Primus de trop et qu’il bat sa femme, il peut demander pardon. Mais s’il a travaillé à tuer tout le mois, même le dimanche, qu’est-ce qu’il peut espérer se faire pardonner ?
    Il nous faut seulement reprendre la vie, puisqu’elle l’a décidé. Il ne faut pas que les épineux envahissent les parcelles ; il faut que les enseignants reviennent aux tableaux d’école ; il faut que les docteurs soignent les malades dans les dispensaires. Il faut de nouvelles vaches en pleine force, des tissus de multiples qualités, des sacs de haricots sur les marchés. Beaucoup de Hutus sont nécessaires dans cette situation. On ne peut pas présenter tous les tueurs sur la même ligne. Ceux qui étaient dépassés peuvent un jour sortir du Congo et des prisons, et revenir sur leurs parcelles. On recommencera à puiser l’eau ensemble, à s’échanger des paroles de voisinage, à se vendre du grain. Dans vingt ans, cinquante ans, il y aura peut-être des jeunes gens et des jeunes filles qui apprendront le génocide dans les livres. Pour nous, toutefois, c’est impossible de pardonner.
    Quand on a vécu en vrai un cauchemar éveillé, on ne trie plus comme auparavant les pensées de jour et les pensées de nuit. Depuis le génocide, je me sens toujours poursuivie, le jour, la nuit. Dans mon lit, je me tourne contre des ombres ; sur le chemin, je me retourne sur des silhouettes qui me suivent. J’ai peur pour mon enfant quand je croise des yeux inconnus. Parfois je rencontre le visage d’un interahamwe près de la rivière et me dis : « Tiens, Francine, cet homme, tu l’as déjà vu en rêve », et me souviens seulement après, que ce rêve était ce temps, bien éveillé, des marais.
    Je pense que ça ne finira jamais pour moi, d’être mal regardée parce que j’ai le sang tutsi. Je pense à mes parents qui se sentaient toujours chassés à Ruhengeri. Je ressens une sorte de honte de me sentir ainsi poursuivie toute une vie, simplement pour ce que je suis. Dès que je ferme les paupières sur ça, je
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