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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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Mauda, Sweet Medecine et Wounded Eye, tantôt l’un tantôt l’autre, l’un poursuivant la tâche de l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus finalement que Cheyenn comme si Cheyenn était à lui seul le héros et le fondateur, le rassembleur, le prophète, le gardien des reliques, et tout ensemble le peuple, la nation, le corps social éparpillé, peut-être le dernier Cheyenne dans la ville ou peut-être le cœur à lui seul de la grande ville cheyenne, ce mot en grandes majuscules qu’il faisait danser dans ses phrases comme le cri qui ne cessait jamais d’occuper sa tête, Cheyenn.
    Ce que personne ne pouvait comprendre, même moi, surtout moi, répétait Mauda. Sa voix était tremblante, il y avait de longs silences, je sentais qu’elle aurait voulu ajouter quelque chose mais s’interdisait de le faire. Et je me souviens que je pensais : il faudrait que l’on entende la voix de Mauda lorsqu’elle imagine le film de Cheyenn. Il faudrait que l’on sente le souffle et le grain de sa voix tâtonnante, ce film imaginé qui serait le plus beau des films et pourtant ne serait jamais. J’entendais : un film où nous verrions le monde comme il le voyait lui, et non comme j’avais cru le saisir : sa silhouette au bord du fleuve ou chancelante au-dessus de la route, ou campée seule dans la filature face au gouffre de l’objectif. Une idée alors me vint dont je ne lui parlai pas tout de suite mais qui prit corps lors de cette seconde rencontre à la brasserie du parc. Elle consistait à filmer les sans-abri, toujours de loin, au téléobjectif, dans des lumières équivoques ou contrastées, au point qu’ils apparaîtraient comme des ombres rôdeuses, ensauvagées. Guetter, silhouetter ces ombres lorsqu’elles se coudoient et s’emmêlent, les saisir par groupes de trois ou quatre en tentant de les isoler du va-et-vient incessant des passants, filmer aussi les espaces délabrés qu’elles occupent, terrains vagues ou chantiers à l’arrêt, parcs déserts, porches d’églises occultés par des palissades, galeries commerçantes avant l’ouverture des magasins, couloirs du métro au sortir de la nuit, usines désaffectées, dessous d’autoroutes urbaines, tout ce pan de la ville que nous ne voulons pas voir, sa zone, sa friche, sa part oubliée, là où ces derniers nomades promènent en bandes leur désœuvrement, leur errance alcoolisée. Leur donner si possible un aspect de frères lointains, repoussés aux marges de nos espaces habitables afin que Mauda parle au-dessus de ces images comme elle m’avait parlé ce jour-là de Cheyenn, le peuple cheyenne, le dernier Cheyenne, le cœur de la ville cheyenne. Elle comprit tout de suite ma proposition, au téléphone elle tint seulement à préciser qu’elle ne souhaitait pas être filmée mais qu’elle acceptait que je capte sa voix. Elle ajouta que si j’avais des images à lui montrer au moment de la prise cela l’aiderait peut-être à trouver le ton.
    Ce furent pour moi des journées étranges où j’errais avec ma caméra dans tous les lieux incertains de la ville, je pris l’affût dès 5 heures du matin aux abords de la gare, dans les stations désertes du métro qui n’est ici qu’un réseau souterrain de tramways, sous le périphérique urbain, le long des friches industrielles qui bordent le canal, dans le dédale des corons promis à la démolition, derrière les grillages d’un terre-plein où il est notoire que des sans-abri squattent l’immeuble désaffecté des douanes. Je dormais dans l’après-midi et repartais à la nuit tombante. De ces chasses fébriles je rapportais quelques images parfois belles, souvent improbables, sentant que prenait corps en moi un autre regard sur mes semblables, une présence dissociée, violemment étrangère au monde, ces citadins innombrables qui allaient et venaient d’un pas rapide, attendaient sur les plateformes des quais, prenaient d’assaut les tramways et disparaissaient dans un vacarme d’engouffrement. Cohortes de navetteurs, fonctionnaires du matin et du soir, passants toujours passant entre lesquels vaquaient, chancelaient, soliloquaient ces ombres d’un autre temps que je m’étais résolu à filmer. J’eus la chance un de ces matins-là de pouvoir saisir au travers d’une fenêtre d’usine un groupe de trois héroïnomanes autour d’un feu de planches, l’un d’eux était étendu de tout son long dans sa couverture à côté d’un chien couché. Avec leurs
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