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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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jusqu’à ce qu’il cadre son compère, lequel le fixe sans réagir, avec une expression d’absence, de morgue silencieuse, et qu’il suffise alors d’un ordre bref de Ratz pour que la caméra lui soit tendue, qu’à son tour ce dernier la soupèse, la tourne et la retourne en main puis brusquement m’ajuste en silence, m’interpelle de sa petite voix aigre : tu pourrais peut-être te présenter toi aussi, histoire qu’on fasse connaissance… Je suis piégé, je sais, je n’ai pas d’espace pour m’esquiver, je sens qu’il me faut supporter qu’il me filme, soutenir comme quelques instants plus tôt le même silence, la même impassibilité, ne pas répondre, surtout ne pas répondre à sa voix qui susurre joli cœur, oh joli cœur, tu ne nous dirais pas par exemple pourquoi on t’intéresse et comment tu fais ta petite enquête par exemple pour essayer de doubler les keufs…
    À la fin il m’a rendu ma caméra et je l’ai rangée sans un mot dans sa housse. Le grand a bredouillé quelque chose puis ils m’ont laissé partir avec sans doute un peu de regret de ne pas pouvoir continuer le jeu. En m’éloignant le long du mur tagué je me souviens de cette sorte de chagrin sale, un peu nauséeux, dans lequel je venais de basculer. Il m’a fallu plusieurs jours avant de visionner les prises et je sais quelle honte m’a envahi lorsque je me suis vu moi-même à l’instant où Ratz tourne autour de moi pour me filmer. Pour qui peut lire les images, la séquence qui précède est d’une force rare : ils sont tous trois debout, jambes écartées, leur prestance est sans pareille dans la lumière tombante du hangar dévasté, ils se donnent à voir pour ce qu’ils croient être, Skinheads, Boneheads, jeunes conquérants au crâne nu, soldats au crâne nu debout sur les champs de massacre, enfants sans âge de la fin de l’histoire, commandeurs cruels à tête de peau et d’os. Nadj m’a téléphoné chez moi un de ces soirs, il était embrouillé au téléphone, désirait savoir comment s’était passée la rencontre. Je n’ai presque rien dit. En raccrochant j’ai pensé que quelque chose reliait Nadj à Ratz, que ces deux-là devaient avoir en partage le même cynisme, la même violence froide, le même goût pour la mort. Que le grand marché des images qu’était devenu notre monde produisait tantôt Ratz, tantôt Nadj, selon que l’on était d’un côté ou de l’autre de la ligne. Cette nuit-là j’ai fait un rêve où les trois Skins étaient autour de moi, le grand maintenait mes bras pliés dans le dos, l’autre m’éblouissait avec une lampe-torche et Ratz muni d’un scalpel gravait des incisions parallèles sur la peau de mon front, mes joues, mon cou, au-dessus du sternum, c’étaient comme des marques de guerre indiennes, certaines reliées par une barre verticale pour former le sigle SS, mais je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que je n’arrivais pas à crier ni à me défendre, nous étions au fond de la filature dans la pièce vitrée où avait été retrouvé le corps de Cheyenn.
    Posément Mauda m’a écouté raconter mon rêve. Elle a eu ce geste de me toucher du bout des doigts l’endroit que je venais de lui indiquer à la base du cou. C’était comme une vérification soudaine, automatique mais c’était aussi un geste d’une impensable intimité. Puis elle a eu cette formulation étrange : vous en êtes revenu, l’important est que vous en soyez revenu, et elle a éludé d’un demi-sourire, nous avons parlé d’autre chose. Il faisait radieux ce jour-là, je me souviens que j’étais venu lui rendre visite avec la peur qu’elle ne puisse me recevoir et qu’au contraire je m’étais senti accueilli et attendu. Comme elle m’interrogeait sur l’avancement du film, je me suis entendu lui dire que je ne savais plus où j’en étais, le projet avait grandi monstrueusement dans toutes les directions, je n’avais plus en main que quelques séquences en désordre, vagues promesses d’autres films à faire, le terrible sentiment de m’être fourvoyé. Mauda n’a rien objecté mais un peu plus tard elle m’a demandé de pouvoir rencontrer Lukakowski pour savoir où il avait trouvé le sac avec la coiffe. C’était une demande inattendue, sans véritable explication, comme si elle voulait m’assurer ainsi de son désir de voir le film se poursuivre malgré mon découragement. Nous nous sommes perdus cette après-midi-là dans les
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